Frédéric Paulhan, Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 30 (juillet À décembre 1890), pp. 170-182.
Les lecteurs de la Revue qui se sont intéressés aux études sociologiques de M. Tarde retrouveront avec plaisir quelques-unes d’entre elles remaniées, coordonnées avec d’autres parties inédites, dans le volume qu’il vient de publier sous ce titre : les Lois de limitation et dans lequel il expose ses théories sociologiques en les rattachant à sa doctrine philosophique. Nous retrouvons dans ce volume toutes les qualités que nous sommes habitués à trouver dans les travaux de l’auteur : l’originalité, l’ingéniosité, la finesse, l’abondance des idées de détail, des rapprochements piquants, des remarques pénétrantes. De plus, l’ouvrage complet offre une ampleur que l’examen de fragments isolés ne laissait pas suffisamment apercevoir. Si l’on ajoute à cela que M. Tarde a sinon prouvé, du moins rendu probables une bonne partie de ses idées, que ce qui ne convainc pas dans son œuvre, fait toujours réfléchir et que l’on peut toujours tirer parti, pour d’autres interprétations, des faits, des idées, des théories qu’il expose ou qu’il découvre, que ses théories expliquent ou permettent d’expliquer un grand nombre de faits sociaux et historiques, on conclura aisément que le volume de M. Tarde est un des plus importants qui aient paru sur les questions de sociologie générale et qu’il mérite d’être examiné de près ; je vais tenter d’en donner d’abord une idée aussi exacte que la brièveté forcée d’une analyse me le permettra, j’indiquerai ensuite quelles sont les réserves que j’ai à faire et le point de vue auquel je pense devoir me placer.
I
Dans son premier chapitre : la répétition universelle, M. Tarde expose les vues philosophiques auxquelles se rattache son système sociologique. La science a pour objet de constater des répétitions : un monde où par hypothèse tout serait déterminé, lié, mais où rien ne se ressemblerait échapperait à ses prises; avec la répétition, la ressemblance des phénomènes, son domaine commence. Cette répétition se présente sous trois formes principales : dans le monde physique, c’est l’ondulation; dans le monde organique, c’est l’hérédité; dans le monde social, c’est l’imitation.
Il s’agit pour chaque science de trouver « son champ de similitudes et de répétitions propres ». C’est ce qu’ont fait les sciences physiques, la chimie, les sciences naturelles; il existe un champ analogue pour la science sociale. Si cependant les faits sociaux « considérés à travers les historiens et même les sociologistes, nous font l’effet d’un chaos, tandis que les autres, envisagés à travers les physiciens, les chimistes, les physiologistes, laissent l’impression de mondes fort bien rangés, il n’y a pas à en être supris. Ces derniers savants ne nous montrent l’objet de leur science que par le côté des similitudes et des répétitions qui lui sont propres, reléguant dans une ombre prudente le côté des hétérogénéités et des transformations (ou transsubstantiations) correspondantes. Les historiens et les sociologistes, à l’inverse, jettent un voile sur la face monotone et réglée des faits sociaux en tant qu’ils se ressemblent et se répètent, et ne présentent à nos yeux que leur aspect accidenté et intéressant, renouvelé et diversifié à l’infini. . . . C’est comme si un botaniste se croyait tenu à négliger tout ce qui concerne la génération des végétaux d’une même espèce ou d’une même variété, et aussi bien leur croissance et leur nutrition, sorte de génération cellulaire ou de régénération des tissus; ou bien c’est comme si un physicien dédaignait l’étude des ondulations sonores, lumineuses, calorifiques et de leur mode de propagation à travers les différents milieux, eux-mêmes ondulatoires. Se figure-t-on l’un persuadé que l’objet propre et exclusif de sa science est l’enchaînement des types spécifiques dissemblables, depuis la première algue jusqu’à la dernière orchidée, et la justification profonde de cet enchaînement; et l’autre convaincu que ses études ont pour but unique de rechercher pour quelle raison il y a précisément les sept modes d’ondulation lumineuse que nous connaissons, ainsi que l’électricité et le magnétisme, et non d’autres espèces de vibrations éthérées? Questions intéressantes assurément et que le philosophe peut agiter, mais non le savant, car leur solution ne paraît point susceptible de comporter jamais le haut degré de probabilité exigé par ce dernier. »
Bien entendu, si les similitudes constituent le champ de la science, elles ne constituent pas l’ensemble de la réalité. « Toute répétition sociale, organique ou physique, n’importe, c’est-à-dire imitative, héréditaire ou vibratoire (pour nous attacher uniquement aux formes les plus frappantes et les plus typiques de la répétition universelle), procède d’une innovation, comme toute lumière procède d’un foyer; et ainsi le normal, en tout ordre de connaissance, paraît dériver de l’accidentel. » De tout ce qui précède, il résulte que la science sociale et la philosophie sociale sont des choses distinctes, « que la science sociale doit porter exclusivement, comme toute autre, sur des faits similaires multiples, soigneusement cachés par les historiens, et que les faits nouveaux et dissemblables, les faits historiques proprement dits, sont le domaine réserve à la philosophie sociale; qu’à ce point de vue, la science sociale pourrait bien être aussi avancée que les autres sciences, et que la philosophie sociale Test beaucoup plus que toutes les autres philosophies. »
Donc « il n’y a de science que des quantités ou des accroissements, ou, en termes plus généraux, des similitudes et des répétitions phénoménales ». Mais cette dernière distinction est négligeable : « chaque progrès du savoir, en effet, tend à nous fortifier dans la conviction que toutes les similitudes sont dues à des répétitions ». Ceci est vrai, dit M. Tarde, dans le monde physique, dans le monde vivant, dans le monde social; une seule exception, une « anomalie peut-être illusoire », nous est donnée par « la similitude des parties jugées juxtaposées et immobiles de l’espace immense, conditions de tout mouvement, soit vibratoire, soit générateur, soit propagateur et conquérant ».
Ce qui nous importe le plus ici, c’est ce qui concerne la science sociale; M. Tarde consacre son second chapitre à démontrer que les similitudes sociales ont bien leur origine dans l’imitation. Il conclut que les ressemblances qui peuvent exister entre plusieurs états sociaux et qui n’ont pas pour cause l’imitation apparente ou cachée, n’ont pas d’importance au point de vue social et sont plutôt des résultats de phénomènes physiques ou vitaux. « Tout ce qui est social et non vital ou physique dans les phénomènes des sociétés, aussi bien dans leurs similitudes que dans leurs différences, a l’imitation pour cause. Aussi, ajoute l’auteur, donnant une ingénieuse interprétation d’idées courantes et vagues, n’est-ce pas sans raison qu’on donne généralement l’épithète de naturel, en tout ordre de faits sociaux, aux ressemblances spontanées, non suggérées, qui s’y produisent entre sociétés différentes. On a le droit, quand on aime à envisager les sociétés par ce côté spontanément similaire, d’appeler cet aspect de leurs lois, de leurs cultes, de leurs gouvernements, de leurs usages, de leurs délits, le droit naturel, la religion naturelle, la politique naturelle, l’industrie naturelle, l’art naturel, je ne dis pas naturaliste, le délit naturel. Or, ces similitudes importent certainement, mais le malheur est qu’à vouloir les préciser, on perd son temps et, par ce caractère de vague et d’arbitraire incurables, elles doivent finir par rebuter un esprit positif, habitué aux précisions scientifiques. »
Dans son troisième chapitre M. Tarde répond à la question : Qu’est-ce qu’une société? Les chapitres précédents nous ont préparés à la réponse qu’il y fait : une société est une collection de gens qui s’imitent. L’imitation, c’est, pour l’auteur, la vraie caractéristique sociale; ni la conception économique de la société, ni sa conception juridique ne trouvent grâce devant lui. La conception économique, fondée sur l’échange des services, tendrait à faire admettre que les sociétés animales sont non seulement de vraies sociétés, mais les sociétés par excellence, surtout les plus basses, « celle des siphonophores, par exemple, où la division du travail est poussée au point que les uns mangent pour les autres qui digèrent pour eux ». Si cette conception élargit trop le domaine social, la conception juridique qui donnerait pour associés à un individu quelconque ceux qui ont sur lui des droits établis par la loi, la coutume et les convenances admises ou sur lesquels il a des droits pareils, avec ou sans réciprocité, resserre trop, d’après M. Tarde, ce même domaine, de même qu’une notion du lien social toute politique ou toute religieuse, d’après laquelle « partager une même foi ou bien collaborer à un même dessein patriotique commun à tous les associés et profondément distinct de leurs besoins particuliers et divers pour la satisfaction desquels ils s’entr’aident ou non, peu importe ». D’ailleurs, continue M. Tarde, la conformité de desseins et de croyances dont il s’agit, cette similitude mentale que se trouvent revêtir à la fois des dizaines et centaines de millions d’hommes, elle n’est pas née ex abrupto; comment s’est-elle produite? Peu à peu, de proche en proche, par voie d’imitation. C’est donc là toujours qu’il faut en venir.
Le groupe social est donc « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux ou en tant que, sans s’imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d’un même modèle ». La société ainsi conçue est chose tout à fait différente de la nation, « sorte d’organisme hyperorganique, formé de castes, de classes, ou de professions collaboratrices ». De même il faut distinguer du groupe social le type social, composé « d’un certain nombre de besoins et d’idées créés par des milliers d’inventions et de découvertes accumulées dans la suite des âges; de besoins plus ou moins d’accord entre eux, c’est-à-dire concourant plus ou moins au triomphe d’un désir dominant qui est l’âme d’une époque ou d’une nation; et d’idées, de croyances plus ou moins d’accord entre elles, c’est-à-dire se rattachant logiquement les unes aux autres, ou du moins ne se contredisant pas en général ». Et pour écarter de nouvelles objections, M. Tarde nous dit un peu plus loin : « A vrai dire, ce que j’ai défini plus haut, c’est moins la société telle qu’on l’entend communément que la socialité. »
Une société est toujours, à des degrés divers, une association, et une association est à la socialité, à l’imitativité, pour ainsi dire, ce que l’organisation est à la vitalité ou même ce que la constitution moléculaire est à l’élasticité de l’éther. La conception de l’état social qui nous est ici donnée, est complétée encore par des comparaisons avec certains états psychologiques. « L’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées, telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social. Pour reconnaître l’exactitude de ce point de vue sociologique, il ne faut pas nous considérer nous-mêmes; car admettre cette vérité en ce qui nous concerne, ce serait échapper à l’aveuglement qu’elle affirme, et, par suite, fournir un argument contre elle, mais il faut songer à quelque peuple ancien d’une civilisation bien étrangère à la nôtre, Égyptiens, Spartiates, Hébreux… Est-ce que ces gens-là ne se croyaient pas autonomes comme nous, tout en étant, sans le savoir, des automates dont leurs ancêtres, leurs chefs politiques, leurs prophètes, pressaient le ressort, quand ils ne se le pressaient pas les uns aux autres? » Et M. Tarde résume son chapitre en ces mots : « La société c’est l’imitation, et l’imitation c’est une espèce de somnambulisme », tout en priant le lecteur, en ce qui concerne la seconde partie de la thèse, de faire la part de l’exagération.
Le chapitre IV : Qu’est-ce que l’histoire? est consacré à l’étude de l’archéologie et de la statistique qui, dit l’auteur, « sont conduites inconsciemment, au fur et à mesure qu’elles se frayent mieux leur voie utile et féconde, à envisager les phénomènes sociaux sous un aspect semblable au nôtre ». La conclusion est que l’histoire serait la collection « des choses les plus réussies, c’est-à-dire des imitations les plus imitées ».
Après avoir indiqué le côté de l’imitation dans la vie sociale et les moyens de recherche des lois particulières des diverses imitations dans la société, M. Tarde aborde l’étude des lois générales de l’imitation. Le chapitre V traite des lois logiques de l’imitation, le duel logique, et l’accouplement logique. Lorsque ce qui est inventé, c’est-à-dire une croyance ou un désir tend à se propager, à se répandre, cette croyance ou ce désir (on sait que ce sont pour M. Tarde les principaux faits psychologiques, surtout au point de vue social) rencontrent forcément d’autres désirs ou d’autres croyances, avec lesquels les premiers seront en accord ou en opposition logique ou téléologique. Dans le premier cas, il y a accumulation possible, dans le second cas, substitution possible. Cette distinction des inventions substituables et des inventions accumulables est, pour l’auteur, d’une grande importance : il l’explique par de nombreux exemples, a Une langue peut s’accroître d’une manière illimitée par l’addition de nouveaux mots, répondant à des idées nouvellement apparues; mais si rien n’empêche le grossissement de son dictionnaire, les accroissements de sa grammaire ne sauraient aller bien loin; et, au-delà d’un petit nombre de règles et de formes grammaticales pénétrées d’un même esprit, répondant plus ou moins bien à tous les besoins du langage, aucune règle, aucune forme nouvelle ne peut surgir qui n’entre en lutte avec d’autres et ne tende à refondre l’idiome sur un plan différent. »
Après les lois logiques, M. Tarde examine (chap. VI et VII) les influences extra-logiques; les lois qu’il formule sont les suivantes : « à valeur logique ou téléologique égale par hypothèse, 1° les modèles internes seront imités avant les modèles externes; 2° les exemples des personnes ou des classes et aussi bien des localités jugées supérieures l’emporteront sur les exemples des personnes, des classes, des localités inférieures »; enfin, « une présomption semblable de supériorité s’attache tantôt au présent, tantôt au passé, et est une cause puissante de faveur, d’une portée historique considérable, pour les exemples de nos pères ou pour ceux de nos contemporains. »
1° L’imitation marche du dedans de l’homme au dehors. « Il semble à première vue qu’un peuple ou une classe qui en imite un autre commence par copier son luxe et ses beaux- arts, avant de se pénétrer de ses goûts et de sa littérature, de ses idées et de ses desseins, de son esprit, en un mot; mais c’est précisément le contraire. Au XVIe siècle, les modes de toilette venaient en France d’Espagne. C’est que déjà la littérature espagnole s’était imposée chez nous avec la puissance espagnole. » Les Italiens « qui se mettent à singer l’antiquité gréco-romaine restaurée par eux, ont-ils commencé par refléter ses dehors, en statues, en fresques, en périodes cicéroniennes, pour arriver par degrés à se pénétrer de son âme? Non, c’est au cœur d’abord que leur éblouissant modèle les a frappés. Ce néopaganisme a été la conversion d’un peuple de lettrés d’abord, puis d’artistes, à une religion morte; et, morte ou vivante, n’importe, quand une religion nouvelle, imposée par un apôtre fascinateur, s’empare d’un homme, elle ne commence pas par être pratiquée, mais par être crue ». Cette marche de l’imitation ab interioribus ad exteriora est générale; parfois cependant, on commence par imiter les dehors du modèle, mais quand on commence « par l’imitation externe on s’y arrête; tandis que de l’imitation interne on passe à l’autre »; elle a une double signification : « 1° l’imitation des idées précède celle de leur expression; 2° l’imitation des buts précède celle des moyens. »
2° L’imitation du supérieur par l’inférieur est encore une loi générale. « Les vaincus ne manquent jamais de se modeler sur les vainqueurs, ne serait-ce que pour préparer une revanche. Quand ils empruntent à ceux-ci leur organisation militaire, ils ont soin de dire, et ils croient sincèrement, que le seul motif de cette copie est un calcul utilitaire. Mais cette explication sera jugée insuffisante, si l’on rapproche ce fait de beaucoup de faits connexes où le sentiment de l’utilité ne joue aucun rôle. » Quant à l’appréciation de la supériorité sociale, elle est ainsi déterminée par M. Tarde : « En somme, la supériorité que l’on cherche à imiter, c’est celle que l’on comprend, et celle que l’on comprend, c’est celle que l’on croit ou que l’on voit propre à procurer les biens qu’on apprécie, parce qu’ils répondent à des besoins qu’on éprouve et qui, par parenthèses, ont pour source la vie organique, il est vrai, mais pour canal et pour moule social l’exemple d’autrui. Ces biens sont tantôt de vastes domaines, de grands troupeaux, des leudes ou des vassaux nombreux rassemblés autour d’une immense table ; tantôt des capitaux et une clientèle d’électeurs dévoués; sans oublier les espérances célestes et le crédit supposé auprès des grands personnages d’outre-tombe, etc. »
3° M. Tarde distingue très justement des époques où domine l’imitation-coutume, d’autres où domine l’imitation-mode : dans les premières, on respecte et l’on imite surtout les ancêtres, on tient surtout à son pays; dans le second, les contemporains et, le plus souvent, les étrangers, on tient surtout à son temps. Ces deux formes d’imitations se succèdent. « À l’habitude de croire sur parole les prêtres et les aïeux, succède l’habitude de répéter ce que disent les novateurs contemporains, c’est ce qu’on appelle le remplacement de la servilité par le libre examen. À vrai dire, c’est simplement, après l’acceptation aveugle des affirmations traditionnelles, qui s’imposaient par autorité, l’accueil fait aux idées étrangères qui s’imposent par persuasion.» Mais chaque innovation tend à son tour à s’imposer dans la durée, elle est à son tour transmise aux générations suivantes, et l’imitation-mode cède de nouveau la place à l’imitation-coutume; toutefois, il n’y a pas là de rétrogradation. Après être née dans une tribu et s’être propagée coutumièrement pendant des siècles dans cette enceinte close, puis en être sortie, et s’être répandue par mode dans les tribus voisines, congénère de vues, en s’y développant, une certaine forme de civilisation a fini par fondre toutes ces tribus en une nouvelle variété humaine à son usage qui s’appelle une nation. Ainsi « l’imitation, d’abord coutume, puis mode, redevient coutume, mais sous une forme singulièrement agrandie et précisément inverse de la première. En effet, la coutume primitive obéit, et la coutume finale commande à la génération. L’une est l’exploitation d’une forme sociale par une forme vivante; l’autre, l’exploitation d’une forme vivante par une forme sociale. » Ce sont ces idées qui expriment pour M. Tarde, le développement des civilisations qui ont pu aller jusqu’au bout de leurs destinées sans mort violente, et il étudie à ce point de vue les divers aspects de la vie sociale : langues, religions, gouvernements, législations, usages et besoins, morales et arts.
En général, le résumé d’un livre est presque une trahison envers l’auteur. J’ai été rarement aussi frappé de cette vérité qu’en analysant le livre de M. Tarde : les propositions générales paraissent sèches, froides et moins vraies lorsqu’on les sépare des exemples qui les appuient, des idées de détail si nombreuses, si variées chez M. Tarde, qui les soutiennent en les accompagnant, enfin de la forme nette et souvent piquante de l’exposition. Je ne saurais donc trop engager le lecteur qui voudra apprécier le mérite de l’ouvrage de M. Tarde à le lire et à le relire. Il y trouvera ample matière à réflexion et n’aura à regretter ni son temps ni son plaisir.
II
Je voudrais maintenant indiquer mes réserves; le livre de M. Tarde m’a toujours intéressé, toujours charmé, il ne m’a pas toujours convaincu. Toutefois, pour marquer la portée des objections que je lui ferai et sur lesquelles j’insisterai plus que sur nos points d’accord, je dirai tout d’abord que, sur bien des points, je suis pleinement de son avis, soit qu’il m’ait convaincu, soit que j’eusse déjà des opinions en harmonie avec les siennes, comme il a bien voulu le rappeler lui-même dans une note de son livre.
Il faut féliciter M. Tarde d’avoir cherché une qualité commune à toutes les formes de la société, une propriété pour ainsi dire de l’homme qui le rende apte à la vie sociale; il faut le féliciter, surtout, de l’avoir, en plusieurs endroits de son ouvrage, clairement indiquée. Ce qu’il dit de la suggestion, si l’on fait, comme il le demande lui-même, la part de l’exagération dans l’expression, reste profondément juste. Il est parfaitement vrai qu’une immense partie de la vie sociale de l’homme est déterminée, quelquefois contrairement à ses intérêts, quelquefois contrairement à sa raison, quelquefois contrairement aux deux, par des influences subies volontairement ou plus souvent involontairement. Il y a une sorte d’automatisme social. Tout ce que dit M. Tarde sur la suggestion sociale et ses divers modes est très vrai et très bien étudié. Mais si j’accepte pleinement le principe de la suggestion sociale, j’accepte moins celui de l’imitation, et loin que je puisse croire que le second fait n’est qu’une forme du premier, j’inclinerais à penser que le premier n’est qu’une forme du second.
Passons aux points où je diffère d’opinion avec l’auteur : d’abord je ne puis admettre que la génération soit l’analogie de l’ondulation et de l’imitation sociale. Pour employer le langage de M. Tarde, je dirai que la génération et l’hérédité sont des cas de l’imitation-coutume. Encore ne les constituent-elles pas tous. L’habitude et l’instinct en sont d’autres cas non moins importants. En effet, si l’on conçoit l’organisme comme une sorte de société de cellules ou de groupes de cellules, l’analogue de l’imitation sociale, c’est pour l’imitation-mode, la transmission d’une manière d’être d’une cellule ou d’un groupe de cellules à une autre cellule ou à un autre groupe, c’est ce qui arrive peut-être dans le cas de la transmission d’une impression nerveuse de la périphérie aux centres de l’écorce cérébrale et inversement, c’est ce qui arrive encore (au point de vue de M. Tarde, mais, pour ma part, j’interpréterais autrement le phénomène) lorsqu’une impression vive de l’esprit absorbe toutes les forces psychiques et oriente, pour ainsi dire, dans une même direction, toutes les cellules pensantes. Pour l’imitation-coutume, l’analogue de l’imitation sociale se trouverait, en physiologie, dans ce fait que les cellules qui disparaissent, emportées par l’usure vitale, sont remplacées par des cellules qui continuent leur manière d’être et d’agir jusqu’à ce qu’elles obéissent à de nouvelles influences. Ici encore, on pourrait étudier l’alternance de la coutume et de la mode remplaçant la coutume et faisant place à son tour à une coutume plus large que la première. Au fait, le phénomène psychologique est bien connu, c’est l’instinct devenant conscient, se perfectionnant et cédant de nouveau la place à un automatisme plus compliqué. L’hérédité est un autre cas de la coutume.
Autre chose : la partie philosophique de l’ouvrage de M. Tarde est une simple esquisse destinée seulement à montrer comment les vues sociologiques de l’auteur se rattachent à des vues philosophiques sur l’ensemble du monde. Il serait injuste de la critiquer minutieusement. Je me bornerai donc à soumettre un doute et à demander si les similitudes physiques peuvent bien se ramener à des cas d’imitations. M. Tarde fait une réserve pour l’espace en indiquant toutefois que l’exception n’est peut-être qu’apparente. Mais pour les phénomènes physiques même, il me parait difficile d’admettre que les similitudes soient des imitations. La lumière de Sirius imite-t-elle celle de notre Soleil, ou notre Soleil celle de Sirius, ou les deux dérivent-elles d’une source commune? Nous pouvons bien remonter un peu hypothétiquement, il est vrai, aux origines de notre système solaire, mais les rapports des systèmes astronomiques différant entre eux, nous ne pouvons guère que supposer leur existence. La pluralité des mondes habités par des êtres vivants pourrait fournir matière à d’autres objections, mais nous ne sommes pas assez sûrs qu’il y en ait pour pouvoir insister sur ce point.
Enfin, en sociologie même, je ne puis admettre que l’imitation soit tout à fait ce que M. Tarde en fait. Je suis convaincu que ces théories expliquent beaucoup de faits historiques et sociaux, et que l’imitation sociale a une tout autre importance que celle qu’on lui aurait attribuée, mais je trouve d’abord que M. Tarde exagère son rôle, ensuite qu’il comprend sous le nom d’imitation des phénomènes qui doivent être interprétés autrement; enfin, qu’il n’a pas assez insisté sur ce qu’il y a toujours de personnel dans l’imitation, sur l’invention, pour prendre le terme dont il se sert, qui paraît être pour lui une chose relativement rare et qui cependant, en fait, se mêle toujours et partout à l’imitation.
Peut-on admettre que l’imitation soit la caractéristique essentielle de la société? M. Tarde repousse la conception économique comme trop large et la conception juridique comme trop étroite. Pourtant les rapports économiques et les rapports juridiques donnent bien lieu à des associations qui constituent ce qu’on appelle en général des sociétés. M. Tarde n’a peut-être pas suffisamment montré que le sens du mot société ne devait être ni aussi large que le ferait la conception économique ni aussi restreint que le ferait la conception juridique, mais, en admettant même que l’association économique sans imitation ne soit pas une société véritable, il faudrait encore prouver que l’imitation sans coopération à un but supérieur, sans participation à une vie commune, sans l’existence d’un système supérieur qui comprend comme éléments les hommes (qui s’imitent ou non), donne encore lieu à une société réelle. Or, en dehors de ce fait, l’imitation parait devoir constituer un assemblage de singes, non une société d’hommes. Si l’imitation est sociale, c’est en tant que cette imitation contribue à la réalisation d’une idée supérieure aux individus qui s’imitent, à la coordination des éléments dans une forme sociale déterminée. On dirait parfois que M. Tarde est disposé à admettre cette idée, notamment lorsqu’il parle de la convergence des éléments sociaux vers une fin générale et aussi lorsqu’il oppose la socialité et la société, je pense qu’il aurait fallu aller au bout de ces idées : voir dans la systématisation des éléments sociaux, en vue d’une fin supérieure consciente ou inconsciente, l’essence même de la société et la cause principale des similitudes sociales, et voir dans l’imitation des éléments les uns par les autres un des moyens employés pour réaliser cette fin.
On éviterait ainsi un inconvénient de la théorie de M. Tarde qui l’a conduit à donner une trop grande extension au sens du mot imitation. Pour M. Tarde, l’obéissance du magnétisé au magnétiseur, l’influence du chef, du savant, de l’artiste sur ceux qui exécutent les ordres, admirent l’œuvre d’art ou l’œuvre de science sont des formes de l’imitation; l’objection est facile : obéir n’est pas imiter. M. Tarde l’a prévue et il tâche d’y répondre. Il y revient même à plusieurs reprises. « On me dira peut-être que subir un ascendant, ce n’est pas toujours suivre l’exemple de celui auquel on obéit ou en qui l’on a foi. Mais croire en quelqu’un n’est-ce pas toujours vouloir ce qu’il veut ou paraît vouloir? On ne commande pas une invention, on ne suggère pas par persuasion une découverte à faire. Être crédule et docile, et l’être au plus haut degré comme le somnambule ou l’homme en tant qu’être social, c’est donc avant tout être imitatif. Pour inventer, pour découvrir, pour s’éveiller un instant de son rêve familial ou national, l’individu doit échapper momentanément à sa société. Il est supra-social, plutôt que social, en ayant cette audace si rare » ; et, « On peut être surpris aussi que je considère l’obéissance comme une espèce d’imitation, mais cette assimilation, qu’il est facile de justifier, . . . est nécessaire, et permet seule de reconnaître au phénomène de l’imitation la profondeur qui lui appartient. Quand une personne en copie une autre, quand une classe d’une nation se met à s’habiller, à se meubler, à se distraire, en prenant pour modèles les vêtements, les ameublements, les divertissements d’une autre classe, c’est que déjà elle avait emprunté à celle-ci les sentiments et les besoins dont ces façons d’agir sont la manifestation extérieure. Par suite, elle avait pu et dû lui emprunter aussi ses volitions, c’est-à-dire vouloir conformément à sa volonté. »
Sans doute, il arrive que la personne qui obéit reproduit une partie de l’état d’esprit de la personne qui commande. Est-ce le phénomène essentiel dans les influences sociales ? Non, pas plus que la ressemblance dans l’association psychologique. Ce qui importe, ce n’est pas que celui qui obéit reproduise dans son esprit l’état d’esprit de celui qui commande, c’est qu’il conforme son esprit et ses actes à la volonté de celui-ci, ce qui est différent. D’un côté, en effet, l’imitation elle-même consisterait aussi bien à reproduire en soi toute autre partie de l’état d’esprit du chef, ou de l’artiste. Imiter un homme qui commande, c’est aussi bien et mieux commander qu’obéir ; imiter un orateur, c’est parler aussi bien et mieux qu’écouter ; imiter un peintre, c’est plutôt peindre soi-même qu’admirer ses tableaux[1]. L’imitation, dans le cas du prestige, n’est donc pas le phénomène essentiel au point de vue social ; ce qui importe, ce n’est pas la reproduction, la ressemblance, c’est l’harmonie, et souvent l’harmonie est en raison inverse de la ressemblance et de l’imitation. Quelquefois aussi, l’imitation, la similitude peut produire tout le contraire de l’état social : deux personnes de même caractère s’accordent souvent mal, et le principe de traiter les gens comme ils vous traitent amène aussi bien sinon plus souvent des brouilles que des associations. D’autre part, l’harmonie n’est pas proportionnelle à l’imitation ; un savant fait une découverte, il trouve, par exemple, que la cause de l’infection purulente est un microbe ; un autre savant, connaissant cette découverte, propose de mettre les plaies des opérés à l’abri de l’air extérieur et de tout ce qui peut introduire un germe dans la plaie, et de prendre des mesures pour détruire ceux qui pourraient s’y trouver. Voilà deux œuvres qui concourent visiblement, vers une même fin ; je suppose que le second ait connu les découvertes du premier ; le rapport entre les deux, au point de vue social, n’est pas niable ; en quoi cependant a-t-il imité le premier ? En rien, sinon en ce qu’il a adopté ses idées. Or s’il l’avait imité sur n’importe quel autre point, de manière que leurs deux œuvres n’eussent pu contribuer chacune pour sa part à la réalisation d’une fin sociale supérieure, le rapport social des deux savants en serait aussitôt amoindri. S’il s’était borné à refaire stérilement ses expériences, certainement ce fait aurait été social par ses causes et par ses résultats, puisque l’homme ne peut rien faire qui ne soit social à quelque degré, mais les deux savants n’auraient été en rapport social un peu important que si ses conclusions avaient différé sur quelque point, avaient complété les premières, ou leur avaient donné une valeur plus considérable, c’est-à-dire précisément en tant qu’elles auraient différé des premières. Remarquons qu’il ne s’agit ici que de lien social entre des individus, non du type social, ou de l’organisation politique. Le lien social ne sera pas moindre entre les deux savants, au point de vue scientifique, si nous supposons qu’ils appartiennent à deux nations différentes et même ennemies.
Il semble d’ailleurs que, si nous considérons l’imitation en elle-même, elle se ramène soit à un cas d’association systématique sociale — comme lorsque nous empruntons à nos parents, à nos amis des habitudes, des idées qui nous rendent aptes à prendre part à la coordination générale — soit à un cas d’association systématique psychique, comme lorsque l’imitation est dénuée de portée sociale, lorsqu’elle est une simple singerie : elle est due alors à un groupement systématique particulier de différents éléments psychiques autour d’une perception. Il me semble donc qu’il faut admettre que l’imitation n’est pas le fond de la vie sociale, et que, par conséquent, les faits semblables qui sont la matière de la science des sociétés proviennent non de l’imitation, mais de la suggestion, de l’adaptation spontanée, de la ressemblance des esprits et des conditions, etc., au moins pour une bonne part.
Nous évitons aussi cette conséquence acceptée par M. Tarde que l’homme, lorsqu’il innove, échappe à sa société. Au moins cela n’arrive-t-il pas toujours ; en un sens, même, cela n’arrive jamais, l’homme se rattache toujours à sa société en tant que son invention est une conséquence de l’état social dans lequel il vit, et en cela, d’ailleurs, l’imitation joue un rôle dans l’invention, car celle-ci résulte, comme le fait remarquer M. Tarde, de l’interférence de plusieurs imitations ; ce qui n’est pas imité, c’est la combinaison qui se produit en ce moment. Cependant, il est difficile de lui dénier le caractère social. Sans doute l’homme est, en un sens, si l’on veut, extra-social ou supra-social quand son invention tend à substituer à la société actuelle une société nouvelle, mais s’il s’agit d’une invention « accumulable » je ne vois pas comment le caractère social pourrait lui être refusé, en tant que cette imitation vient confirmer les liens de la société établie, non pas parce qu’elle serait une imitation d’autres phénomènes sociaux, mais bien parce qu’elle s’harmonise avec eux, parce qu’elle concourt avec eux à une fin unique : le maintien (ou le développement) du type social. À moins que l’on ne prétende que c’est imiter quelqu’un que de concourir à la réalisation du même idéal ; mais qui ne voit que, en ce cas, d’abord l’imitation et l’invention ne seraient plus discernables et que le phénomène essentiel dans ce cas, c’est la réalisation même de l’idéal et la convergence vers la fin unique et supérieure, non l’imitation qui est un moyen, non un but, et qui n’a de valeur que comme moyen ?
Aussi bien, M. Tarde n’a-t-il pas fait à l’invention une part assez grande, l’invention n’est pas si rare qu’il le croit, elle est l’accompagnement naturel de l’imitation, et même, elle contribue à lui donner sa valeur sociale. On n’imite jamais absolument, de même qu’on n’invente jamais absolument. S’il est vrai que l’on imite encore alors qu’on invente, il est non moins vrai qu’on invente encore alors qu’on imite. Pour nous assimiler tout à fait la peine, le désir d’un autre, il faudrait que nous fussions cet autre. Nous ne pouvons même pas, d’une année à l’autre, nous imiter complètement nous-mêmes. Nous transformons plus ou moins et en diverses manières tout ce que nous recevons, et ce n’est que par ces petites inventions jointes à ces imitations que la société est rendue possible ; ce qui fait qu’une mode se propage, c’est qu’elle peut s’accommoder à un plus grand nombre de personnes, qu’elle peut entrer dans un certain nombre d’esprits, c’est-à-dire être plus ou moins facilement modifiée, si légèrement d’ailleurs qu’on le voudra. Le magnétisé même, en obéissant à l’ordre du magnétiseur, transforme visiblement la pensée de ce dernier par l’adjonction d’une foule de phénomènes accessoires qu’il y ajoute de son propre fond ; par exemple, il attribuera à un acte suggéré des motifs raisonnables qui en font relativement de son acte passif une invention réelle. L’importance de ce côté de la vie sociale ne paraît guère contestable ; au reste, M. Tarde n’avait pas à s’en occuper longuement, puisque son livre est consacré à l’étude des lois de l’imitation. Cependant, il y a bien de l’imitation, jusque dans le fait même de l’invention, il y a surtout de la suggestion et de l’harmonie sociale.
D’ailleurs» je ne voudrais pas qu’on se méprit sur la portée de mes critiques. Je sais que mes objections sont en harmonie avec quelques-unes des principales idées de M. Tarde lui-même, idées indiquées çà et là, plutôt que développées dans son nouveau livre. Il ne faut pas oublier que ce livre ne nous donne pas l’ensemble complet des vues de l’auteur sur la sociologie: peut-être un nouvel ouvrage, dont la publication me parait à tous égards désirable, ferait-il disparaître certaines objections ou plutôt montrerait-il que ces objections portent moins sur les idées d’ensemble de l’auteur que sur la manière dont il les a présentées ou groupées, subordonnées les unes aux autres. Je regretterais fort, en tout cas, qu’on vît dans la longueur de cette discussion autre chose qu’un signe de grande estime pour le talent de M. Tarde et le mérite de son livre.
[1] D’un autre côté, inventer, n’est-ce jamais imiter ceux qui inventent ?