Revue philosophique de la France et de l’étranger, 15, 1883 (p. 243-281).
L’humanité a presque toujours considéré la loi morale et sa sanction comme inséparables : aux yeux de la plupart des moralistes, le vice appelle rationnellement à sa suite la souffrance, la vertu constitue une sorte de droit au bonheur. Aussi l’idée de sanction a-t-elle paru jusqu’ici une des notions primitives et essentielles de toute morale. Selon les stoïciens et les kantiens, il est vrai, la sanction ne sert nullement à fonder la loi ; pour Kant cependant, elle en est le complément nécessaire : la pensée de tout être raisonnable unit à priori le malheur au vice, le bonheur à la vertu par un jugement synthétique. Telle est aux yeux de Kant la force et la légitimité de ce jugement que, si la société humaine se dissolvait de son plein gré, elle devrait d’abord, avant la dispersion de ses membres, exécuter le dernier criminel enfermé dans ses prisons : elle devrait liquider cette sorte de dette du châtiment qui retombe sur elle et retombera plus tard sur Dieu. Même certains moralistes déterministes, qui nient en somme le mérite et le démérite, semblent pourtant voir un légitime besoin intellectuel dans cette tendance de l’humanité à considérer tout acte comme suivi d’une sanction. Enfin des utilitaires, par exemple M. Sidgwick, semblent aussi admettre je ne sais quel lien mystique entre tel genre de conduite et tel état heureux ou malheureux de la sensibilité ; M. Sidgwick croit même pouvoir, au nom de l’utilitarisme, faire appel aux peines et aux récompenses de l’autre vie : la loi morale, sans une sanction définitive, lui semblerait aboutir à une « fondamentale contradiction ».
Comme l’idée de sanction est l’un des principes, de la morale humaine, elle se retrouve aussi au fond de toute religion — chrétienne, païenne ou bouddhiste. Il n’est pas une religion qui n’admette une providence, et la providence n’est qu’une sorte de justice distributive qui, après avoir agi incomplètement dans ce monde, prend sa revanche dans un autre : cette justice distributive, c’est ce que les moralistes entendent par la sanction. On peut dire que la religion consiste par essence en cette croyance, qu’il est une sanction métaphysiquement liée à tout acte moral, en d’autres termes qu’il doit exister dans l’ordre profond des choses une proportionnalité entre l’état bon ou mauvais de la volonté et l’état bon ou mauvais de la sensibilité. Sur ce point, il semble donc que la religion et la morale coïncident, que leurs exigences mutuelles s’accordent, bien plus, que la morale se complète par la religion ; l’idée de justice distributive et de sanction, placée d’habitude au premier rang de nos notions morales, appelle en effet naturellement, sous une forme ou sous une autre, celle d’une justice céleste.
Nous voudrions ici esquisser la critique de cette importante idée de sanction, pour la purifier de toute espèce d’alliance mystique. Est-il vrai qu’il existe un lien naturel ou rationnel entre la moralité du vouloir et une récompense ou une peine appliquée à la sensibilité ? En d’autres termes, le mérite intrinsèque a-t-il droit de se voir associé à une jouissance, le démérite à une douleur ? Tel est le problème, qu’on peut encore poser sous forme d’exemple en demandant : — Existe-t-il aucune espèce de raison (en dehors des considérations sociales), pour que le plus grand criminel reçoive, à cause de son crime, une simple piqûre d’épingle, et l’homme vertueux un prix de sa vertu ? L’agent moral lui-même, en dehors des questions d’utilité ou d’hygiène morale, a-t-il à l’égard de soi le devoir de punir pour punir ou de récompenser pour récompenser ? — Nous voudrions montrer combien est moralement condamnable l’idée que la morale et la religion vulgaire se font de la sanction. Au point de vue social, la sanction vraiment rationnelle d’une loi ne pourrait être qu’une défense de cette loi, et cette défense, inutile à l’égard de tout acte passé, nous la verrons porter seulement sur l’avenir. Au point de vue moral, sanction semble signifier simplement, d’après l’étymologie même, consécration, sanctification ; or si, pour ceux qui admettent une loi morale, c’est vraiment le caractère saint et sacré de la loi qui lui donne force de loi, il doit impliquer, selon l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de la sainteté et de la divinité idéale, une sorte de renoncement, de désintéressement suprême ; plus une loi est sacrée, plus elle doit être désarmée, de telle sorte que, dans l’absolu et en dehors des convenances sociales, la véritable sanction semble devoir être la complète impunité de la chose accomplie. Aussi verrons-nous que toute justice proprement pénale est injuste ; bien plus, toute justice distributive a un caractère exclusivement social et ne peut se justifier qu’au point de vue de la société ; d’une manière générale, ce que nous appelons justice est une notion tout humaine et relative ; la charité seule ou la pitié (sans la signification pessimiste que lui donne Schopenhauer) est une idée vraiment universelle, que rien ne peut limiter et qui présente pour notre esprit, à tort ou à raison, un caractère absolu.
I. — Sanction naturelle.
Les moralistes classiques ont coutume de voir dans la sanction naturelle une idée de même ordre que celle de l’expiation : la nature commence, selon eux, ce que la conscience humaine et Dieu doivent continuer ; quiconque viole les lois naturelles se trouve donc déjà puni d’une manière qui annonce et prépare, à les en croire, la punition résultant des lois morales. — Rien de plus inexact, à nos yeux, que cette conception. La nature ne punit personne et n’a personne à punir, par la raison qu’il n’y a pas de vrai coupable contre elle : on ne viole pas une loi naturelle, ou alors ce ne serait plus une loi naturelle ; la prétendue violation d’une loi de la nature n’en est jamais qu’une vérification, une démonstration visible. La nature est un grand mécanisme qui marche toujours et que le vouloir de l’individu ne saurait un instant entraver : elle broie tranquillement celui qui tombe dans ses engrenages ; être ou ne pas être, elle ne connaît pas d’autre châtiment ni d’autre récompense. Si l’on prétend violer la loi de la pesanteur en se penchant trop par dessus la tour Saint-Jacques, on sera réduit aussitôt à présenter la vérification sensible de cette loi en se brisant sur le sol. Si l’on veut, comme certain personnage d’un romancier moderne, arrêter une locomotive lancée à toute vitesse en lui présentant une lance de fer, on prouvera à ses propres dépens l’infériorité de la force humaine sur celle de la vapeur. De même, l’indigestion d’un gourmand ou l’ivresse d’un buveur n’ont, dans la nature, aucune espèce de caractère moral et pénal : elles permettent simplement au patient de calculer la force de résistance que son estomac ou son cerveau peut offrir à l’influence nuisible de telle masse d’aliments ou de telle quantité d’alcool : c’est encore une équation mathématique qui se pose, plus compliquée cette fois, et qui sert à vérifier les théorèmes généraux de l’hygiène et de la physiologie. Cette force de résistance d’un estomac ou d’un cerveau variera d’ailleurs beaucoup selon les individus : notre buveur apprendra qu’il ne peut pas boire comme Socrate, et notre gourmand qu’il n’a pas l’estomac de l’empereur Maximin. Remarquons-le, jamais les conséquences naturelles d’un acte ne sont liées à l’intention qui a dicté cet acte : jetez-vous à l’eau sans savoir nager, que ce soit par dévouement ou par simple désespoir, vous serez noyé tout aussi vite. Ayez un bon estomac et pas de disposition à la goutte : vous pourrez presque impunément manger à l’excès ; au contraire, soyez dyspeptique, et vous serez condamné à souffrir sans cesse le supplice de l’inanition relative. Autre exemple : vous avez cédé à un accès d’intempérance ; vous attendez avec inquiétude la « sanction de la nature » : quelques gouttes d’une teinture médicinale la détournera en changeant les termes de l’équation qui se pose dans votre organisme. La justice des choses est donc à la fois absolument inflexible au point de vue : mathématique et absolument corruptible au point de vue moral. Pour mieux dire, les lois de la nature, comme telles, sont immorales ou, si l’on veut, a-morales, précisément parce qu’elles sont nécessaires ; elles sont d’autant moins saintes et sacrées, elles ont d’autant moins de sanction véritable, qu’elles sent en fait plus inviolables. L’homme n’y voit qu’une entrave mobile qu’tâche de reculer. Toutes ses audaces contre la nature ne sont que des expériences heureuses ou malheureuses, et le résultat de ces expériences a une valeur scientifique, nullement morale[1].
II. — Sanction morale et justice distributive.
Déjà Benthar, Mill, MM. Maudsley, Fouillée, Lombroso se sont attaqués à l’idée de châtiment moral ; ils ont voulu enlever à la peine tout caractère expiatoire et en ont fait un simple moyen social de répression et de réparation ; mais, pour en venir là, ils se sont généralement appuyés sur les doctrines déterministes, encore discutées aujourd’hui ; aussi M. Janet, au nom du spiritualisme classique, a-t-il cru devoir maintenir malgré tout, dans son dernier ouvrage, le principe de l’expiation réparatrice des crimes librement commis. « Le châtiment, dit-il, ne doit pas être seulement une menace qui assure l’exécution de la loi, mais une réparation ou une expiation qui en corrige la violation. L’ordre troublé par une volonté rebelle est rétabli par la souffrance qui est la conséquence de la faute commise[2]. » — « C’est surtout à la loi morale, dit à son tour M. Marion[3], qu’une sanction est nécessaire… Elle n’est une loi sévère et sainte qu’à la condition que le châtiment soit attaché à sa violation et le bonheur au soin qu’on prend de l’observer. » Nous croyons que cette doctrine de la rémunération sensible, surtout de l’expiation, est insoutenable à quelque point de vue qu’on se place, et même en supposant que la loi morale s’adresse impérativement à des êtres doués de liberté. Elle est une doctrine matérialiste mal à propos opposée au prétendu matérialisme de ses adversaires.
Cherchons, en dehors de tout préjugé, de toute idée préconçue, quelle raison morale il y aurait pour qu’un être moralement mauvais reçût une souffrance sensible, et un être bon un surplus de jouissances ; nous verrons qu’il n’y a pas de raison, et que, au lieu de nous trouver en présence d’une proposition « évidente » à priori, nous sommes devant une induction grossièrement empirique et physique, tirée des principes du talion ou de l’intérêt bien entendu. Cette induction se déguise sous trois notions prétendues rationnelles : 1o celle de mérite ; 2o celle d’ordre ; 3o celle de justice distributive.
I. Dans la théorie classique du mérite : « J’ai démérité », qui exprimait d’abord simplement la valeur intrinsèque du vouloir, prend le sens suivant : « J’ai mérité un châtiment », et exprime désormais un rapport du dedans au dehors. Ce passage brusque du moral au sensible, des parties profondes de notre être aux parties superficielles, nous parait injustifiable. Il l’est plus encore dans l’hypothèse du libre arbitre que dans les autres. D’après cette hypothèse, en effet, les diverses facultés de l’homme ne sont pas vraiment liées et déterminées les unes par les autres : la volonté n’est pas le pur produit de l’intelligence, sortie elle-même de la sensibilité ; la sensibilité n’est donc plus le vrai centre de l’être, et il devient difficile de comprendre comment elle peut répondre pour la volonté. Si celle-ci a librement voulu le mal, ce n’est pas la faute de la sensibilité, qui n’a joué que le rôle de mobile et non de cause. Ajoutez le mal sensible du châtiment au mal moral de la faute, sous prétexte d’expiation, vous aurez doublé la somme des maux sans rien réparer : vous ressemblerez à un médecin de Molière qui, appelé pour guérir un bras malade, couperait l’autre à son patient. Sans les raisons de défense sociale, le châtiment serait aussi blâmable que le crime, et la prison ne vaudrait pas mieux que ceux qui y habitent ; disons plus : les législateurs et les juges, en frappant les coupables de propos délibéré, se feraient leurs égaux. Il est impossible de voir dans la sanction expiatrice rien qui ressemble à une conséquence rationnelle de la faute ; c’est, abstraction faite de l’utilité, une simple séquence mécanique, ou, pour mieux dire, une répétition matérielle, une copie dont la faute est le modèle.
II. Invoquera-t-on, avec V. Cousin et M. Janet, cet étrange principe de l’ordre, que trouble une « volonté rebelle » et que la souffrance seule peut rétablir ? On oublie de distinguer ici entre la question sociale et la question morale. L’ordre social a été en effet l’origine historique du châtiment, et la peine n’était au début, comme l’a fait voir Littré, qu’une compensation, une indemnité matérielle, exigée par la victime ou par ses parents ; mais, lorsqu’on se place en dehors du point de vue social, la peine peut-elle rien compenser ? Il serait trop commode qu’un crime pût être physiquement réparé par le châtiment, et qu’on pût payer le prix d’une mauvaise action avec une certaine dose de souffrance physique, comme on achetait les indulgences de l’Église en écus sonnants. Non, ce qui est fait est fait ; le mal moral reste, malgré tout le mal physique qu’on peut y ajouter. Autant il serait rationnel de poursuivre, avec les déterministes, la guérison du coupable, autant il est irrationnel de chercher la punition ou la compensation du crime. Cette idée est le résultat d’une sorte de mathématique enfantine. « Œil pour œil, dent pour dent[4]. » Dans l’hypothèse du libre arbitre l’un des plateaux de la balance est dans le monde moral, l’autre dans le monde sensible, l’un dans le ciel, l’autre sur terre : dans le premier est une volonté libre, dans le second une sensibilité toute déterminée ; comment établir entre elles l’équilibre ? Le libre arbitre, s’il existe, est tout à fait insaisissable pour nous ; c’est un absolu, et on n’a pas de prise sur l’absolu : ses résolutions sont donc en elles-mêmes irréparables, inexpiables ; on les a comparées à des éclairs, et, en effet, elles éblouissent et disparaissent ; l’action bonne ou coupable descend mystérieusement de la volonté dans le domaine des sens, mais ensuite il est impossible de remonter de ce domaine en celui du libre arbitre pour l’y saisir et l’y punir, l’éclair descend et ne remonte pas. Il n’existe entre le « libre arbitre » et les objets du monde sensible pas d’autre lien rationnel que le propre vouloir de l’agent ; il faut donc, pour que le châtiment soit possible, que le libre arbitre même le veuille, et il ne peut le vouloir que s’il s’est déjà amélioré assez profondément pour avoir en partie cessé de le mériter : telle est l’antinomie à laquelle aboutit la doctrine de l’expiation quand elle entreprend non pas simplement de corriger, mais de punir. Aussi longtemps qu’un criminel resta vraiment tel, il se place par cela même au-dessus de toute sanction morale ; il faudrait le convertir avant de le frapper, et, s’il est converti, pourquoi le frapper ? Coupable ou non, la volonté douée de libre arbitre dépasse à ce point le monde sensible que la seule conduite à tenir devant elle est de s’incliner ; c’est un César irresponsable, qu’on peut bien condamner par défaut et exécuter en effigie pour satisfaire la passion populaire, mais qui en fait échappe à toute action extérieure. Pendant la Terreur blanche, on brûla des aigles vivants à défaut de celui qu’ils symbolisaient ; les juges humains, dans l’hypothèse d’une expiation infligée au libre arbitre, ne font pas autre chose ; leur cruauté est aussi vaine et aussi irrationnelle ; tandis que le corps innocent de l’accusé se débat entre leurs mains, sa volonté, qui est l’aigle véritable, l’aigle souverain au libre vol, plane insaisissable au-dessus d’eux.
III. Si l’on cherche à approfondir ce principe naïf ou cruel de l’ordre mis en avant par les spiritualistes, et qui rappelle un peu trop l’ordre régnant à Varsovie, il se transforme en celui d’une prétendue justice distributive. « A chacun selon ses œuvres, » tel est l’idéal social de l’école saint-simonienne ; tel est aussi l’idéal moral, selon M. Janet[5]. La sanction n’est plus alors qu’un simple cas de la proportion générale établie entre tout travail et sa rémunération : 1o celui qui fait beaucoup doit recevoir beaucoup ; 2o celui qui fait peu doit peu recevoir ; 3o celui qui fait le mal doit recevoir le mal. — Remarquons d’abord que ce dernier principe ne peut se déduire en rien des précédents : si un moindre bienfait semble devoir appeler une moindre reconnaissance, il ne s’ensuit pas qu’une offense doive appeler la vengeance à sa suite. En outre, les deux autres principes eux-mêmes nous paraissent contestables, du moins en tant que formules de l’idéal moral.
Ici encore, on confond les deux points de vue moral et social. Le principe : à chacun selon ses œuvres, est un simple principe économique ; il résume fort bien l’idéal de la justice commutative et des contrats sociaux, nullement celui d’une justice absolue qui donnerait à chacun selon son intention morale. Il veut dire simplement ceci ; il faut, indépendamment des intentions, que les objets échangés dans la société soient de même valeur, et qu’un individu qui donne un produit d’un prix considérable ne reçoive pas en échange un salaire insignifiant : c’est la règle des échanges, c’est celle de tout labeur intéressé, ce n’est pas la règle de l’effort désintéressé qu’exige par hypothèse la vertu. Il y a et il doit y avoir dans les rapports sociaux un certain tarif des actions, non des intentions ; nous veillons tous à ce que ce tarif soit observé, à ce qu’un marchand qui donne une marchandise falsifiée ou un citoyen qui n’accomplit point son devoir civique ne reçoivent pas en échange la quantité normale d’argent ou de réputation. Rien de mieux ; mais comment tarifer la vertu vraiment morale ? Là où l’on ne considère plus les contrats économiques et les échanges matériels, mais la volonté en elle-même, cette loi perd toute sa valeur. La justice distributive, dans ce qu’elle a de plausible, est donc une règle purement sociale, purement utilitaire, et qui n’a plus de sens en dehors de la société idéale ou réelle. La société repose tout entière sur le principe de réciprocité, c’est-à-dire que, si l’on y produit le bien et l’utile, on attend le bien en échange, et si l’on y produit le nuisible, on attend le nuisible ; de cette réciprocité toute mécanique, et qui se retrouve dans le corps social comme dans les autres organismes, résulte une proportionnalité grossière entre le bien sensible d’un individu et le bien sensible des autres, une solidarité mutuelle, qui prend la forme d’une sorte de justice distributive ; mais, encore une fois, c’est là un équilibre naturel plutôt qu’une équité morale de distribution. Le bien non récompensé, non évalué pour ainsi dire à son vrai prix, le mal non puni, nous choquent simplement comme une chose anti-sociale, comme une monstruosité économique et politique, comme une relation nuisible entre les êtres ; mais, à un point de vue moral, il n’en est plus ainsi. Au fond, le principe : « À chacun selon ses œuvres », est une excellente formule sociale d’encouragement pour le travailleur ou l’agent moral ; il lui impose comme idéal une sorte de « travail à la tâche », qui est toujours bien plus productif que le « travail à la journée » et surtout que le travail « à l’intention » ; c’est une règle éminemment pratique, non une sanction. Le caractère essentiel d’une vraie sanction morale, en effet, serait de ne jamais constituer une fin, un but ; l’enfant qui récite correctement sa leçon pour le simple but de recevoir ensuite des dragées ne les mérite plus, au point de vue de la morale, précisément parce qu’il les a prises pour fin. La sanction doit donc se trouver tout à fait en dehors des régions de la finalité, à plus forte raison de l’utilité ; si elle avait, en tant que telle, d’une façon ou d’une autre, comme fin ou comme moyen, une influence pratique et utilitaire sur la volonté, elle se contredirait elle-même. Sa prétention est d’atteindre la volonté non en tant qu’elle agit selon un but, mais seulement en tant qu’elle est une cause. Nul artifice ne peut donc transformer le principe pratique de la justice sociale : « Attendez-vous à recevoir des hommes en proportion de ce que vous leur donnerez, » en ce principe métaphysique : « Si la cause mystérieuse qui agit en vous est bonne en elle-même et par elle-même, nous produirons un effet agréable sur votre sensibilité ; si elle est mauvaise, nous ferons souffrir votre sensibilité. » La première formule — proportionnalité des échanges — était rationnelle, parce qu’elle constituait un mobile pratique pour la volonté et portait sur l’avenir ; la seconde, qui ne contient aucun motif d’action et qui, par un effet rétroactif, porte sur le passé au lieu de modifier l’avenir, est pratiquement stérile et moralement vide. La notion de justice distributive n’a donc de valeur qu’en tant qu’elle exprime un idéal tout social, dont les lois économiques tendent d’elles-mêmes à produire la réalisation ; elle devient immorale si, en lui donnant un caractère absolu et métaphysique, on veut en faire le principe d’un châtiment ou d’une récompense.
Que la vertu ait pour elle le jugement moral de tous les êtres, et que le crime l’ait contre lui, rien de plus rationnel ; mais ce jugement ne peut sortir des limites du monde, moral pour se changer en la moindre action coercitive et afflictive. Jamais cette affirmation : — Vous êtes bon, vous êtes méchant, — ne pourra devenir celle-ci : Il faut vous faire jouir ou souffrir. Le coupable ne saurait avoir ce privilège de forcer l’homme de bien à lui faire du mal. Le vice comme la vertu ne sont donc responsables que devant eux-mêmes et tout au plus devant la conscience d’autrui ; après tout, le vice et la vertu ne sont que des formes que se donne la volonté, et par-dessus ces formes subsiste toujours la volonté même, dont la nature semble être d’aspirer au bonheur. Ce vœu éternel doit être satisfait chez tous. Les bêtes féroces humaines doivent être, dans l’absolu, traitées avec indulgence et pitié comme tous les autres êtres ; peu importe qu’on considère leur férocité comme fatale ou comme libre, elles sont toujours à plaindre moralement ; pourquoi voudrait-on qu’elles le devinssent physiquement ? On montrait à une petite fille une grande image coloriée représentant des martyrs ; dans l’arène, lions et tigres se repaissaient du sang chrétien ; à l’écart, un autre tigre était resté en cage sous les verrous et regardait d’un air piteux. « Ces malheureux martyrs, dit-on à l’enfant, ne les plains-tu pas ? — Et ce pauvre tigre ? répondit-elle, qui n’a pas de chrétien à manger ! » Un sage dépourvu de tout préjugé aurait assurément pitié des martyrs, mais cela ne l’empêcherait pas d’avoir aussi pitié du tigre affamé. On sait la légende hindoue suivant laquelle Bouddha donna son propre corps en nourriture à une bête féroce qui mourait de faim. C’est là la pitié suprême, la seule qui ne renferme pas quelque injustice cachée. Une telle conduite, absurde au point de vue pratique et social, est la seule légitime au point de vue de la pure moralité. À la justice étroite et tout humaine qui refuse le bien à celui qui est déjà assez malheureux pour être coupable, il faut en substituer une autre plus large, qui donne le bien à tous, non seulement en ignorant de quelle main elle le donne, mais en ne voulant pas savoir quelle main le reçoit.
Cette sorte de droit au bonheur qu’on réserve pour l’homme de bien seul, et auquel correspondrait chez tous les êtres inférieurs une sorte de droit au malheur, est un reste des anciens préjugés aristocratiques (au sens étymologique du mot). La raison peut établir un certain lien entre la sensibilité et le bonheur, car tout être sentant désire la jouissance et hait la peine par sa nature même et sa définition. La raison peut aussi établir ou supposer un lien entre toute volonté et le bonheur, car tout être susceptible de volonté aspire spontanément à se sentir heureux. Les différences entre les volontés ne s’introduisent que lorsqu’il s’agit de choisir les voies et moyens pour arriver au bonheur ; certains hommes croient leur bonheur incompatible avec celui d’autrui, certains autres cherchent leur bonheur dans celui d’autrui : voilà ce qui distingue les bons des méchants. À cette divergence dans la direction de telle ou telle volonté répondrait, suivant la morale orthodoxe, une différence essentielle dans sa nature même, dans la cause profonde et indépendante qu’elle manifeste au dehors ; soit, mais cette différence ne peut supprimer le rapport permanent entre la volonté et le bonheur. Tant que les êtres librement mauvais persévéreront à vouloir le bonheur, je ne vois pas quelle raison on peut invoquer pour le leur retirer, en dehors des raisons d’utilité pour eux ou pour la société dont ils font partie. — Il y a, direz-vous, cette raison, suffisante à elle seule, qu’ils sont mauvais. — Est-ce donc seulement pour les rendre meilleurs que vous avez recours à la souffrance ? Non ; ce n’est là pour vous qu’un but secondaire, qui pourrait être atteint par d’autres moyens ; votre but principal est de produire chez eux l’expiation, c’est-à-dire le malheur sans utilité et sans objet. Comme si ce n’était pas assez pour eux d’être méchants ! Nos moralistes en sont encore à l’arbitraire distribution que semble admettre l’Évangile : « À ceux qui ont déjà il sera donné encore, et à ceux qui n’ont rien il sera enlevé même le peu qu’ils possèdent. » L’idée chrétienne de grâce serait cependant acceptable à une condition : c’est d’être universalisée, étendue à tous les hommes et à tous les êtres ; on en ferait par là même, au lieu d’une grâce, une sorte de dette divine ; mais ce qui choque profondément dans toute morale empruntée de près ou de loin au christianisme, c’est l’idée d’une élection, d’un choix, d’une faveur, d’une distribution de la grâce. Un Dieu n’a pas à choisir entre les êtres pour voir ceux qu’il veut finalement rendre heureux ; même un législateur humain, s’il prétendait donner une valeur absolue et vraiment divine à ses lois, serait forcé aussi de renoncer à tout ce qui rappelle une « élection », une « préférence », une prétendue distribution et sanction. Tout don partiel est nécessairement aussi partial, et sur la terre comme au ciel il ne saurait y avoir de faveur. Les coupables gardent aujourd’hui même devant nos lois un certain nombre de droits ; ils conservent tous ces droits dans l’absolu. De même qu’un homme ne peut pas lui-même se vendre comme esclave, il ne peut s’enlever à lui-même cette sorte de droit naturel que tout être sentant a naturellement au bonheur final.
III. — Sanction sociale.
Notre société actuelle ne peut sans doute réaliser ce lointain idéal de bonté absolue ; mais elle peut encore moins prendre pour type de conduite l’idéal opposé de la morale orthodoxe, à savoir la distribution du bonheur et du malheur suivant le mérite et le démérite. Nous l’avons vu, il n’y a pas de raison purement morale pour supposer aucune distribution de peines au vice et de primes à la vertu. À plus forte raison faut-il reconnaître qu’il n’y a pas, en droit pur, de sanction sociale et que les faits désignés sous ce nom sont de simples phénomènes de défense sociale[6].
Maintenant, du point de vue théorique pur où nous nous sommes placés jusqu’ici, il nous faut descendre dans la sphère plus trouble des sentiments et des associations d’idées, où nos adversaires pourraient reprendre l’avantage. La majorité de l’espèce humaine ne partage nullement les idées de Bouddha et de tout vrai philosophe sur la justice absolue identique à la charité universelle : elle a de fortes préventions contre le tigre de la légende et des préférences naturelles à l’endroit des brebis. Il ne lui parait pas satisfaisant que la faute reste impunie et la vertu toute gratuite. L’homme est comme ces enfants qui n’aiment pas les histoires où les bons petits garçons sont mangés par les loups et qui voudraient au contraire voir les loups mangés. Même au théâtre, on exige généralement que la vertu soit récompensée, le vice puni, et, s’ils ne le sont pas, le spectateur s’en va mécontent, avec le sentiment d’une attente trompée. Pourquoi ce sentiment tenace, ce besoin persistant d’une sanction chez l’être sociable, cette impossibilité psychologique de rester sur l’idée de mal impuni ?
C’est, en premier lieu, que l’homme est un être essentiellement pratique et actif, qui tend à tirer de tout ce qu’il voit une règle d’action et pour qui la vie d’autrui est une perpétuelle morale en exemples ; avec le merveilleux instinct social que possède l’homme, il sent aussitôt qu’un crime impuni est un élément de destruction sociale, il a le pressentiment d’un danger : tel un citadin enfermé dans une ville assiégée et qui découvre une brèche ouverte.
En second lieu, ce mauvais exemple est comme une sorte d’exhortation personnelle au mal murmurée à son oreille et contre laquelle ses plus hauts instincts se révoltent. Tout cela tient à ce que le bon sens populaire fait toujours entrer la sanction dans la formule même de la loi et regarde la récompense ou le châtiment comme des mobiles. Ἄνθρωπος ζῶον πολιτικόν. La loi humaine a le double caractère d’être utilitaire et nécessitaire : ce qui est exactement l’opposé d’une loi morale commandant sans mobile à une volonté libre.
Il existe une troisième raison plus profonde encore de l’indignation contre l’impunité : l’intelligence humaine a peine à rester sur l’idée de mal moral ; elle en est révoltée à un bien plus haut degré qu’elle ne peut l’être par un manque de symétrie matérielle ou d’exactitude mathématique. Dominée tout entière par l’idée de progrès, elle ne peut supporter qu’un être reste pour longtemps arrêté dans sa marche en avant.
Enfin il y a aussi à faire valoir des considérations esthétiques. Un être immoral renferme une laideur bien plus repoussante que la laideur physique et sur laquelle la vue n’aime pas à se reposer. On voudrait donc le corriger ou l’écarter, l’améliorer ou le supprimer. Rappelons-nous la position précaire des lépreux et des impurs dans la société antique : ils étaient traités comme nous traitons aujourd’hui les coupables. Si les romanciers ou les auteurs dramatiques ne laissent pas en général le crime trop ouvertement impuni, remarquons aussi qu’ils n’ont pas coutume de représenter leurs principaux personnages, leurs héroïnes surtout, comme franchement laids (goitreux, bossus, borgnes, etc.) ; sils le font parfois, comme Victor Hugo pour son Quasimodo, leur but est alors de nous faire oublier cette difformité pendant tout le reste de l’ouvrage ou de s’en servir comme antithèse ; le plus souvent, le roman se termine par une transformation du héros ou de l’héroïne (comme dans la Petite Fadette ou Jane Eyre). La laideur produit donc bien, à un moindre degré, le même effet que l’immoralité, et nous éprouvons le besoin de corriger l’une, comme l’autre ; mais comment corriger du dehors l’immoralité ? L’idée de la peine infligée comme réactif se présente aussitôt à l’esprit ; le châtiment est un de ces vieux remèdes populaires comme l’huile bouillante dans laquelle on plongeait avant Ambroise Paré les membres des blessés. Au fond le désir de voir le coupable châtié « part d’un bon naturel ». Il s’explique surtout par l’impossibilité où est l’homme de rester inactif, indifférent devant un mal quelconque ; il veut tenter quelque chose, toucher à la plaie, soit pour la fermer, soit pour appliquer un révulsif, et son intelligence est séduite par cette symétrie apparente que nous offre la proportionnalité du mal moral et du mal physique. Il ne sait pas qu’il est des choses auxquelles il vaut mieux ne pas toucher. Les premiers qui firent des fouilles en Italie et qui trouvèrent des Vénus avec un bras ou une jambe de moins éprouvèrent cette indignation que nous ressentons encore aujourd’hui devant une volonté mal équilibrée : ils voulurent réparer le mal, remettre un bras emprunté ailleurs, rajuster une jambe ; aujourd’hui, plus résignés et plus timides, nous laissons les chefs-d’œuvre tels quels, superbement mutilés ; aussi notre admiration même des plus belles œuvres ne va-t-elle pas alors sans quelque souffrance : mais nous aimons mieux souffrir que profaner. Cette souffrance en face d’un mal, ce sentiment de l’irréparable, c’est plutôt encore devant le mal moral que nous devons l’éprouver. Seule la volonté intérieure peut efficacement se corriger elle-même, comme les lointains créateurs des Vénus de marbre pourraient seuls leur redonner ces membres polis et blancs qui ont été brisés ; nous, nous sommes réduits à la chose la plus dure pour l’homme, à l’attente de l’avenir. Le progrès définitif ne peut jamais venir que du dedans des êtres. Les seuls moyens que nous puissions employer sont tout indirects (l’éducation, par exemple). Quant à la volonté même, elle doit précisément être sacrée pour ceux qui la regardent comme libre, tout au moins comme spontanée : ils ne peuvent sans contradiction et sans injustice essayer de porter la main sur elle.
Ainsi le sentiment qui nous porte à désirer une sanction est en partie excellent, en partie immoral. Comme beaucoup d’autres sentiments, il a un principe très légitime et des applications mauvaises. Entre l’instinct humain et la théorie scientifique de la morale existe donc une certaine opposition. Nous allons montrer que cette opposition est provisoire et que l’instinct finira par être conforme à la vérité scientifique. Pour cela nous essayerons d’analyser plus à fond que nous ne l’avons fait encore le besoin psychologique d’une sanction chez l’être en société, nous en esquisserons la genèse, et nous verrons comment, produit d’abord par un instinct naturel et légitime, il tend à se restreindre, à se limiter de plus en plus avec la marche de l’évolution humaine.
S’il est une loi générale de la vie, c’est la suivante : Tout animal (nous pourrions étendre la loi même aux végétaux) répond à une attaque par une défense qui est elle-même le plus souvent une attaque en réponse, une sorte de choc en retour : c’est là un instinct primitif, qui a sa source dans le mouvement réflexe, dans l’irritabilité des tissus vivants, et sans lequel la vie serait impossible : les animaux privés de leur cerveau ne cherchent-ils pas encore à mordre qui les pince ? Les êtres chez lesquels cet instinct était plus développé et plus sûr ont survécu plus aisément, comme les rosiers munis d’épines. Chez les animaux supérieurs, tels que l’homme, cet instinct se diversifie, mais il existe toujours ; en nous se trouve toujours un ressort prêt à se détendre contre qui le touche, semblable à ces plantes qui lancent des traits. C’est à l’origine un phénomène mécanique, inconscient ; mais cet instinct, en devenant conscient, ne s’affaiblit pas, comme tant d’autres[7] ; il est en effet nécessaire à la vie de l’individu. Il faut, pour vivre dans toute société primitive, pouvoir mordre qui vous a mordu, frapper qui vous a frappé. De nos jours encore, quand un enfant, même en jouant, a reçu un coup qu’il n’a pu rendre, il est mécontent ; il a le sentiment d’une infériorité : au contraire, lorsqu’il a rendu le coup, en l’accentuant même avec plus d’énergie, il est satisfait, il ne se sent plus inférieur, inégal dans la lutte pour la vie.
Même sentiment chez les animaux : quand on joue avec un chien, il faut se laisser prendre la main de temps en temps par lui si on ne veut pas le mettre en colère. Dans les jeux de l’homme adulte, on retrouve le même besoin d’un certain équilibre entre les chances : les joueurs désirent toujours, suivant l’expression populaire, se trouver au moins « manche à manche ». Sans doute, avec l’homme, de nouveaux sentiments interviennent et s’ajoutent à l’instinct primitif : c’est l’amour-propre, la vanité, le souci de l’opinion d’autrui ; n’importe, on peut distinguer par dessus tout cela quelque chose de plus profond : le sentiment des nécessités de la vie.
Dans les sociétés sauvages, un être qui n’est pas capable de rendre, et même au delà, le mal qu’on lui a fait est un être mal doué pour l’existence, destiné à disparaître tôt ou tard. La vie même en son essence est une revanche, une revanche permanente contre les obstacles qui l’entravent. Aussi la revanche est-elle physiologiquement nécessaire pour tous les êtres vivants, tellement enracinée chez eux que l’instinct brutal en subsiste jusqu’au moment de la mort. On connaît l’histoire de ce Suisse mortellement blessé qui, voyant passer près de lui un chef autrichien, trouva la force de saisir un bloc de rocher et de lui briser la tête, s’anéantissant lui-même par ce dernier effort. On citerait beaucoup d’autres traits de ce genre, où la revanche n’est plus justifiée par la défense personnelle et se prolonge pour ainsi dire jusqu’au delà de la vie, par une de ces contradictions nombreuses et parfois fécondes qui produisent chez l’être social tantôt des sentiments mauvais, comme l’avarice, tantôt d’utiles sentiments, comme l’amour de la gloire.
À tout ce mécanisme, remarquons-le, la notion morale de justice ou de mérite est encore : étrangère. Si un animal sans cerveau mord qui le blesse, l’idée de sanction n’a rien à y voir ; si vous demandez à un enfant ou à un homme du peuple pourquoi il donne des coups à quelqu’un, il pensera se justifier pleinement s’il peut vous affirmer qu’il a été d’abord frappé lui-même. Ne lui en demandez pas plus long : au fond, pour qui ne regarde que les lois générales de la vie, c’est une raison très suffisante.
Nous sommes ici à l’origine même et comme au point d’émergence physique de ce prétendu besoin moral de sanction, qui jusqu’à présent ne nous offre rien de moral, mais qui va bientôt se modifier. Supposons qu’un homme, au lieu d’être lui-même l’objet d’une attaque, en soit le simple spectateur, et qu’il voie l’agresseur vigoureusement repoussé ; il ne pourra pas manquer d’applaudir, car il se mettra par la pensée à la place de celui qui se défend et, comme l’a montré l’école anglaise, il sympathisera avec lui. Chaque coup donné à l’agresseur lui apparaîtra ainsi comme une juste compensation, une revanche légitime, une sanction[8]. Stuart Mill a donc raison de penser que le besoin de voir châtiée toute attaque contre l’individu se ramène au simple instinct de défense personnelle ; seulement, il a trop confondu la défense avec la vengeance, et il n’a pas montré que cet instinct même se réduit à une action réflexe excitée directement ou sympathiquement. Lorsque cette action réflexe est excitée par sympathie, elle semble revêtir un caractère moral en prenant un caractère désintéressé : ce que nous appelons la sanction pénale n’est donc au fond qu’une défense exercée par des individus à la place desquels nous pouvons nous transporter en esprit, contre d’autres à la place desquels nous ne voulons pas nous mettre.
Le besoin physique et social de sanction a un double aspect, puisque la sanction est tantôt châtiment, tantôt récompense. Si la récompense nous paraît aussi naturelle que la peine, c’est qu’elle a, elle aussi, son origine dans une action réflexe, dans un primitif instinct de la vie. Toute caresse appelle et attend une autre caresse en réponse ; tout témoignage de bienveillance provoque chez autrui un témoignage semblable : cela est vrai du haut en bas de l’échelle animale ; un chien qui s’avance doucement en remuant la queue, pour lécher un sien camarade, est indigné s’il se voit accueilli à coups de crocs, comme peut s’indigner un homme de bien recevant le mal en échange de ses bienfaits. Étendez par la sympathie et généralisez cette impression d’abord toute personnelle, vous en viendrez à formuler ce jugement : il est naturel que tout être qui travaille au bonheur de ses semblables reçoive lui-même en échange les moyens d’être heureux. Nous considérant comme solidaires les uns des autres, nous nous sentons engagés par une sorte de dette à l’égard de tout bienfaiteur de la société. Au déterminisme naturel qui lie le bienfait au bienfait s’ajoute ainsi un sentiment de sympathie et même de reconnaissance à l’égard du bienfaiteur : or, en vertu d’une illusion inévitable, le bonheur nous parait toujours plus mérité par ceux envers qui nous éprouvons de la sympathie[9].
Après cette genèse rapide des sentiments qu’excite chez l’homme la punition des méchants ou la récompense des bons, on comprendra comment s’est formée la notion d’une justice distributive inflexible, proportionnant le bien au bien, le mal au mal : ce n’est que le symbole métaphysique d’un instinct physique vivace, qui rentre au fond dans celui de la conservation de la vie. Il nous reste à voir comment, dans le milieu en partie artificiel de la société humaine, cet instinct se modifie peu à peu, de telle sorte qu’un jour la notion de justice distributive y perdra même l’appui pratique que lui prête encore aujourd’hui le sentiment populaire.
Suivons en effet la marche de la sanction pénale avec l’évolution des sociétés. À l’origine, le châtiment était beaucoup plus fort que la faute, la défense dépassait l’attaque. Irritez une bête féroce, elle vous déchirera ; attaquez un homme du monde, il vous répondra par un trait d’esprit ; injuriez un philosophe, il ne vous répondra rien. C’est la loi d’économie de la force qui produit cet adoucissement croissant de la sanction pénale. L’animal est un ressort grossièrement réglé dont la détente n’est pas toujours proportionnée à la force qui la provoque ; de même l’homme primitif, et aussi la pénalité des premiers peuples. Pour se défendre contre un agresseur, on l’écrasait. Plus tard, on s’aperçoit qu’il n’y a pas besoin d’avoir la main si lourde : on tâche de proportionner exactement la réaction réflexe à l’attaque ; c’est la période résumée dans le précepte : œil pour œil, dent pour dent, — précepte qui exprime un idéal encore infiniment trop élevé pour les premiers hommes, un idéal auquel nous-mêmes, de nos jours, nous sommes loin d’être arrivés complètement, quoique nous le dépassions à d’autres points de vue. Œil pour œil, c’est la loi physique de l’égalité entre l’action et la réaction qui doit régir un organisme parfaitement équilibré et fonctionnant d’une façon très régulière. Avec le temps seul l’homme s’aperçoit qu’il n’est même pas utile, pour sa conservation personnelle, de proportionner absolument la peine infligée à la souffrance reçue. Il tend donc et tendra de plus en plus dans l’avenir à diminuer la peine ; il économisera les châtiments, les prisons, les sanctions de toute sorte ; ce sont là des dépenses de force sociale parfaitement inutiles, dès qu’elles dépassent le seul but qui les justifie scientifiquement : défense de l’individu et du corps social attaqué. La rancune même, la haine, l’esprit de vengeance, cet emploi si vain des facultés humaines, tendent à disparaître pour laisser place à la constatation du fait et à la recherche des moyens les plus rationnels pour empêcher qu’il ne se renouvelle. Qu’est-ce que la haine ? Une simple forme de l’instinct de conservation physique, le sentiment d’un danger toujours présent dans la personne d’un autre individu. Si un chien pense à quelque enfant qui lui a jeté une pierre, un mécanisme d’images naturel associe présentement pour lui à l’idée de l’enfant l’action de jeter la pierre : d’où colère et grincement de dents. La haine a donc eu son utilité et se justifie rationnellement dans un état social peu avancé : c’était un excitant précieux du système nerveux et, par lui, du système musculaire. Dans l’état social supérieur, où l’individu n’a plus besoin de se défendre lui-même, la haine n’a plus de sens. Si l’on est volé, on se plaint à la police ; si l’on est frappé, on demande des dommages et intérêts. Déjà, à notre époque, il n’y a plus à pouvoir éprouver de la haine que les ambitieux, les ignorants ou les sots. Le duel, cette chose absurde, s’en ira ; il est du reste à présent réglé dans ses détails comme une visite officielle, et bien souvent on s’y bat pour la forme. La peine de mort ou disparaîtra ou ne sera conservée que comme moyen préventif, dans le but d’épouvanter mécaniquement les criminels de race, les criminels mécaniques. Les prisons et les bagnes seront probablement démolis pour être remplacés par la déportation, qui est l’élimination sous sa forme la plus simple ; déjà la prison même s’est adoucie[10] ; on y laissa davantage pénétrer l’air et la lumière : les barreaux de fer qui retiennent le coupable sans trop écarter les rayons du soleil figurent, symboliquement l’idéal de la justice pénale, qu’on peut exprimer par cette formule scientifique : le maximum de défense sociale avec le minimum de souffrance individuelle.
Ainsi, plus nous allons, plus la vérité théorique s’impose même aux masses et modifie le besoin populaire de châtiment. Lorsque aujourd’hui la société châtie, ce n’est jamais pour l’acte qui a été commis dans le passé, c’est pour ceux que le coupable ou d’autres à son exemple pourraient commettre dans l’avenir. La sanction ne vaut que comme promesse ou menacé précédant l’acte et tendant mécaniquement à le produire ; celui-ci accompli, elle perd toute sa valeur : elle est un simple bouclier ou un simple ressort déterministe, et rien de plus. C’est bien pour cela qu’on ne punit plus les fous par exemple : on y a renoncé, après avoir reconnu que la crainte du châtiment n’avait pas d’action efficace sur eux. Il y a un siècle à peine, avant Pinel, l’instinct populaire voulait qu’on les punît comme tous les autres coupables, ce qui prouve combien les idées de responsabilité ou d’irresponsabilité sont vagues dans le concept vulgaire et utilitaire de la sanction sociale. Le peuple ne parlait pas au nom de ces idées, mais bien plutôt au nom de l’intérêt social, lorsqu’il réclamait autrefois des châtiments cruels, en harmonie avec ses mœurs ; les légistes ne doivent pas davantage les mettre en avant aujourd’hui, lorsqu’ils travaillent à réduire la peine au strict nécessaire. Le libre arbitre et la responsabilité absolue, à eux seuls, ne légitiment pas plus un châtiment social que l’irresponsabilité métaphysique et le déterminisme métaphysique ; ce qui seul justifie la peine, c’est son efficacité au point de vue de la défense sociale[11].
De même que les châtiments sociaux se réduisent de notre temps au strict nécessaire, les récompenses sociales (titres de noblesse, charges honorifiques, etc.) deviennent aussi beaucoup plus rares et plus exceptionnelles. Jadis, lorsqu’un général était vaincu, on le mettait à mort et quelquefois en croix ; lorsqu’il était vainqueur, on le nommait imperator et on le portait en triomphe : de nos jours, un général n’a pas besoin pour vaincre de s’attendre ni à de tels honneurs ni à une fin si lamentable. La société reposant sur un ensemble d’échanges, celui qui rend un service s’attend, en vertu des lois économiques, à recevoir non une sanction, mais simplement un autre service : des honoraires ou un salaire remplacent la récompense proprement dite ; le bien appelle le bien par une sorte d’équilibre naturel. Au fond, la récompense, telle qu’elle existait et existe encore aujourd’hui dans les sociétés non démocratiques, constituait toujours un privilège. Par exemple, l’auteur que le roi choisissait autrefois pour lui donner une pension était assurément un écrivain privilégié, tandis qu’aujourd’hui l’auteur dont les livres se vendent est simplement un écrivain lu. La récompense était si bien considérée jadis comme un privilège, qu’elle devenait fort souvent héréditaire, comme les fiefs ou les titres ; c’est ainsi que la prétendue justice distributive produisait en fait les plus choquantes injustices. De plus, celui même qu’on récompensait y perdait en dignité morale ; car ce qu’il recevait ne lui apparaissait à lui-même que comme un don, au lieu d’être une possession légitime. Chose remarquable, le régime économique qui tend à prédominer parmi nous a, par certains côtés, un aspect beaucoup plus moral que le régime de la prétendue justice distributive, car, au lieu de faire de nous des hommes-liges, il nous fait légitimes et absolus possesseurs de tout ce que nous gagnons par notre travail et nos œuvres. Tout ce qui s’obtenait autrefois par récompense ou par faveur s’obtiendra de plus en plus par concours. Les concours, où MM. Renan et Taine voient une cause d’abaissement pour la société moderne, permettent aujourd’hui à l’homme de talent de créer lui-même sa position et de se devoir à lui-même la place où il parvient. Or les concours sont un moyen de remplacer la récompense et le don gracieux par un payement exigible. Plus nous allons, plus chacun sent ce qu’on lui doit et le réclame ; mais ce qu’on doit à chacun perd de plus en plus le caractère d’une sanction pour prendre celui d’un engagement liant à la fois la société et l’individu.
Comme les récompenses sociales déterminées que nous venons de rappeler, les autres récompenses plus vagues de l’estime publique et de la popularité tendent aussi à perdre de leur importance avec la marche même de la civilisation. Chez les sauvages, un homme populaire est un dieu ou à peu près ; chez les peuples déjà civilisés, c’est encore un homme d’une taille surhumaine, un « instrument providentiel » ; il viendra un moment où, aux yeux de tous, ce sera un homme et rien de plus. L’engouement des peuples pour les Césars ou les Napoléons passera par degrés ; la renommée des hommes de science nous apparaît déjà aujourd’hui comme la seule vraiment grande et durable ; or, ceux-ci étant surtout admirés des gens qui les comprennent et ne pouvant être compris que par un petit nombre, leur gloire sera toujours restreinte à un cercle peu large. Perdus dans la marée montante des têtes humaines, les hommes de talent ou de génie s’habitueront donc à n’avoir besoin, pour se soutenir en leurs travaux, que de l’estime d’un petit nombre et de la leur propre. Ils se frayeront ici-bas un chemin et l’ouvriront à l’humanité, poussés plutôt par une force intérieure que par l’attrait des récompenses. Plus nous allons, plus nous sentons que le nom d’un homme doive peu de chose ; nous n’y tenons encore que par une sorte d’enfantillage conscient ; mais l’œuvre, pour nous-mêmes comme pour tous, est la chose essentielle. Les hautes intelligences, pendant que dans les hautes sphères elles travaillent presque silencieusement, doivent voir avec joie les petits, les infimes, ceux qui sont sans nom et sans mérite, avoir une part croissante dans les préoccupations de l’humanité. On s’efforce bien plus aujourd’hui d’adoucir le sort de ceux qui sont malheureux ou même déjà coupables que de combler de bienfaits ceux qui ont le bonheur d’être au premier rang de l’échelle humaine : par exemple, une loi nouvelle concernant le peuple ou les pauvres pourra nous intéresser plus que tel événement arrivé à un haut personnage : c’était tout le contraire autrefois. Les questions de personnes s’effaceront pour laisser place aux idées abstraites de la science ou au sentiment concret de la pitié et de la philanthropie. La misère d’un groupe social attirera plus invinciblement l’attention et les bienfaits que le mérite de tel ou tel individu. On voudra plus encore soulager ceux qui souffrent que récompenser d’une manière brillante et superficielle ceux qui ont bien agi. À la justice distributive, — qui est une justice tout individuelle, toute personnelle, une justice de privilège (si les mots ne juraient pas ensemble), — doit donc se substituer une équité d’un caractère plus absolu et qui n’est au fond que la charité. Charité pour tous les hommes, quelle que soit leur valeur morale, intellectuelle ou physique, tel doit être le but dernier poursuivi même par l’opinion publique.
IV. — Sanction intérieure.
Toute sanction extérieure, peine ou récompense, nous est apparue tantôt comme une cruauté, tantôt comme un privilège. S’il n’y a pas de raison purement morale pour établir ainsi, du dehors de l’être, une proportion absolue entre le bonheur et la vertu, y a-t-il une raison purement morale pour la voir réalisée au dedans de l’être, par sa sensibilité ? En d’autres termes, doit-il et peut-il, exister dans la conscience, pour employer les termes de Kant, un état pathologique de plaisir ou de peine sanctionnant la loi morale, une sorte de pathologie morale, et la moralité doit-elle, à priori, avoir des conséquences passionnelles ?
Figurons-nous, pari hypothèse, une vertu si hétérogène, à la nature qu’elle n’aurait aucun caractère sensible et ne se trouverait en conformité avec aucun instinct social ou personnel, avec aucune passion naturelle, aucun πάθος, mais en conformité avec la seule raison pure ; figurons-nous d’autre part une direction immorale de la volonté qui, tout en étant la négation des « lois de la raison pure pratique », ne rencontrerait pas en même temps résistance de la part d’un penchant naturel, d’une passion naturelle (même pas, par hypothèse, le plaisir naturel de raisonner juste, le sentiment agréable de l’exercice logique selon les règles). En ce cas (qui ne peut d’ailleurs se rencontrer dans l’humanité), serait-il rationnel qu’à un mérite et à un démérite sans aucun rapport avec le monde sensible vinssent se joindre une peine ou une jouissance sensibles, une pathologie ?
Aussi la satisfaction, morale ou le remords, en tant que plaisir et peine, en tant que passions, c’est-à-dire en tant que simples phénomènes de la sensibilité, semblent à Kant non moins inexplicables que l’idée même du devoir. « Il est absolument impossible de comprendre à priori, comment une pure idée, qui ne contient elle-même rien de sensible, produit un sentiment de plaisir ou de peine ; … il nous est absolument impossible, à nous autres hommes, d’expliquer pourquoi et comment L’universalité d’une maxime comme loi, par conséquent la moralité, nous intéresse[12]. » Il y aurait donc ici un mystère ; la projection de la moralité dans le domaine de la sensibilité sous forme de sanction intérieure serait sans pourquoi possible, et Kant affirme cependant qu’elle est évidente à priori. Nous sommes forcés, dit-il, « de nous contenter de pouvoir encore si bien voir à priori que ce sentiment, (produit par une pure idée) est inséparablement lié à la représentation de la loi morale en tout être raisonnable fini[13]. »
La vérité, croyons-nous, est que, nous n’apercevons point purement « à priori » de raison pour joindre un plaisir sensible à une intention qui, par hypothèse, serait exclusivement supra-sensible et absolument hétérogène à la nature[14]. Le mystère semble ici se résoudre en une impossibilité. Si le mérite moral était pure conformité à la loi rationnelle comme telle, pure rationalité, pur formalisme, s’il était l’œuvre d’une pure liberté transcendante et étrangère à tout penchant naturel, il ne produirait aucune jouissance dans l’ordre de la nature, aucune expansion de l’être sensible, aucune chaleur intérieure, aucun battement du cœur. De même, si la mauvaise volonté, source du démérite, pouvait, par hypothèse, ne se trouver en même temps contraire à aucun des penchants naturels de notre être, mais les servait tous, elle ne produirait nulle souffrance ; le démérite en ce cas devrait même naturellement aboutir au parfait bonheur sensible et passionnel. S’il n’en est pas ainsi, c’est que l’acte moral ou immoral, en même temps qu’il est supra-sensible par l’intention, rencontre dans notre nature « pathologique » des aides ou des obstacles ; si nous jouissons ou souffrons alors, ce n’est plus en tant que notre intention est conforme au contraire à une loi rationnelle fixe, à une loi de liberté supra-naturelle, mais, en tant qu’elle se trouve en même temps conforme au contraire à notre nature sensible, toujours plus ou moins variable.
En d’autres termes, la satisfaction morale ou le remords ne proviennent pas de notre rapport à une loi morale tout à priori, mais de notre rapport aux lois naturelles et empiriques.
Même le simple plaisir de raison que nous pouvons éprouver à universaliser une maxime de conduite ne peut encore s’expliquer que par la tendance naturelle de l’esprit à dépasser toute borne particulière, et, d’une manière générale, par la tendance de toute activité à continuer sans fin le mouvement commencé. Si l’on ne fait pas intervenir de considérations empiriques, toute jouissance morale, ou même rationnelle, ou même purement logique, deviendra non seulement inexplicable, mais impossible à priori. On pourra bien encore admettre une supériorité de l’ordre de la raison sur celui de la sensibilité et de la nature, mais non un retentissement possible de ces deux ordres l’un dans l’autre, retentissement qui est tout à posteriori. Pour que la sanction intérieure fût vraiment morale, il faudrait qu’elle n’eût rien de sensible ou de pathologique, c’est-à-dire précisément rien d’agréable ou de pénible passionnellement ; il faudrait qu’elle fût l’apathie des stoïciens, c’est-à-dire une sérénité parfaite, une ataraxie, une satisfaction supra-sensible et supra-passionnelle ; il faudrait qu’elle fût, relativement à ce monde, le nirvâna des bouddhistes, le complet détachement de tout πάθος ; il faudrait donc qu’elle perdît tout caractère de sanction sensible. Une loi supra-sensible ne peut avoir qu’une sanction supra-sensible, conséquemment étrangère à ce qu’on appelle plaisir et douleur naturels ; et cette sanction est aussi indéterminée pour nous que l’ordre supra-sensible lui-même, x.
Au fond, la sanction dite morale et réellement sensible est un cas particulier de cette loi naturelle selon laquelle tout déploiement de l’activité est accompagné de plaisir. Ce plaisir diminue, disparaît et laisse place à la souffrance selon les résistances intérieures ou extérieures que l’activité rencontre. A l’intérieur de l’être, l’activité peut rencontrer ces résistances soit dans la nature d’esprit et le tempérament intellectuel, soit dans le caractère et le tempérament moral. Les aptitudes d’esprit diffèrent évidemment selon les individus ; un poète sera difficilement un bon notaire, et on comprend les souffrances d’Alfred de Musset clerc dans une étude ; un poète d’imagination sera difficilement aussi un mathématicien, et on comprend les protestations de Victor Hugo contre le « chevalet des X et des Y ». Toute intelligence semble avoir un certain nombre de directions où la poussent de préférence des habitudes héréditaires ; lorsqu’elle s’écarte de ces directions, elle souffre. Cette souffrance peut être dans certains cas un véritable déchirement et se rapprocher beaucoup du remords « moral ». Supposons par exemple un artiste qui sent en lui le génie et qui s’est trouvé condamné toute sa vie à un travail manuel ; ce sentiment d’une existence perdue, d’une tâche non remplie, d’un idéal non réalisé, le poursuivra, obsédera sa sensibilité à peu près de la même manière que la conscience d’une défaillance morale. Voici donc un exemple des plaisirs ou des douleurs qui attendent tout déploiement de l’activité dans n’importe quel milieu. Du tempérament intellectuel passons maintenant au tempérament moral ; là encore, nous nous trouvons en présence d’une foule de penchants instinctifs qui produiront la joie ou la douleur selon que la volonté leur obéira ou leur résistera : penchants à l’avarice, à la charité, au vol, à la sociabilité, à la férocité, à la pitié, etc. Ces tendances si diverses peuvent exister dans un même caractère et le tirailler en tous sens ; la joie qu’éprouve l’homme de bien à suivre ses instincts sociaux aura donc pour pendant celle que le coupable éprouve à suivre ses instincts anti-sociaux. On sait le mot de ce jeune malfaiteur cité par Maudsley : « Dieu ! que c’est donc bon de voler ! Quand même j’aurais des millions, je voudrais encore être voleur. » Lorsque cette joie de mal faire n’est compensée par aucun regret ni remords postérieur (et c’est ce qui arriverait, suivant les criminalistes, chez les neuf dixièmes des criminels de race), il s’ensuit un renversement complet dans la direction de la conscience, semblable à celui qui se produit dans l’aiguille aimantée ; les instincts mauvais étouffant tous les autres, c’est d’eux ou à peu près que vient la seule sanction pathologique. Le jeune voleur dont parle Maudsley, s’il avait manqué une occasion de voler, eût certes souffert intérieurement, il eût eu comme l’esquisse d’un remords. Le phénomène pathologique désigné sous le nom de sanction intérieure peut donc être considéré comme indifférent en lui-même à la qualité morale des actes. La sensibilité, où se passent les phénomènes de ce genre, n’a nullement la fixité de la raison ; elle appartient au nombre de ces choses « ambiguës et à double usage » dont parle Platon : elle peut favoriser le mal comme le bien.
Nos instincts, nos penchants, nos passions ne savent ce qu’ils veulent ; ils ont besoin d’être dirigés par la raison, et la joie ou la souffrance qu’ils peuvent nous occasionner ne vient guère de leur conformité avec la fin que leur propose la raison, mais de leur conformité avec la fin vers laquelle ils se tournaient naturellement d’eux-mêmes. En d’autres termes, la joie de bien faire et le remords de mal faire ne sont jamais proportionnels en nous au triomphe du bien ou du mal moral, mais à la lutte qu’ils ont eu à soutenir contre les penchants de notre tempérament physique ou psychique.
Si les éléments du remords ou de la joie intérieure, provenant ainsi de la sensibilité, sont généralement variables, il en est un cependant qui présente une certaine fixité et qui peut exister chez tous les esprits élevés : nous voulons parler de cette satisfaction qu’éprouve toujours un individu à se sentir classé parmi les êtres supérieurs, rapproché de son propre idéal, adapté à cet idéal pour ainsi dire ; cette satisfaction correspond à la souffrance intellectuelle de se sentir déchu de son rang et de son espèce, tombé au niveau des êtres inférieurs. Une telle satisfaction, un tel genre de remords intellectuel n’existent guère que chez les esprits philosophiques ; de plus cette sanction, limitée à un petit nombre d’êtres moraux, comporte une certaine antinomie. En effet, la souffrance produite par le contraste entre notre idéal et notre état réel doit être en nous d’autant plus grande que nous avons une plus pleine conscience de l’idéal, car alors nous acquérons une vue plus nette de la distance qui nous en sépare. Donc, moins nous sommes imparfaits, plus nous devons souffrir en nous comparant avec l’idéal de perfection. La susceptibilité de la conscience va augmentant à mesure que celle-ci se développe, et la vivacité du remords est une mesure de notre élévation morale. De même que les organismes supérieurs sont toujours plus sensibles à toute espèce de douleur venant du dehors, et qu’en moyenne par exemple un blanc souffre plus dans sa vie qu’un nègre, de même les êtres les mieux organisés moralement sont plus exposés que d’autres à cette souffrance venant du dedans et dont la cause leur est toujours présente : la souffrance de l’idéal non rivalisé. L’être le plus moral semble, sous bien des rapports, fait pour souffrir davantage. Le vrai remords, avec ses raffinements, ses scrupules douloureux, ses tortures intérieures, peut frapper les êtres non en raison inverse, mais en raison directe de leur perfectionnement.
En définitive, la morale vulgaire et même la morale kantienne tendent à faire du remords une expiation, un rapport mystérieux et inexplicable entre la volonté morale et la nature ; de même, elles tendent à faire de la satisfaction morale une récompense. Pour nous, nous avons essayé de ramener le remords sensible à une simple résistance naturelle des penchants les plus profonds de notre être, et la satisfaction sensible à un sentiment naturel de facilité, d’aisance, de liberté que nous éprouvons lorsque nous cédons à ces penchants. S’il y a une sanction supra-sensible de la loi supra-sensible, elle doit être, encore une fois, étrangère au sens proprement dit, à la passion, au πάθος.
Nous sommes loin de nier pour cela l’utilité pratique de ce qu’on nomme les plaisirs moraux et les souffrances morales. La souffrance, par exemple, si elle ne se justifie pas comme pénalité, se justifie fort bien comme utilité. Le remords acquiert une valeur lorsqu’il peut nous servir à quelque chose, lorsqu’il est la conscience d’une imperfection encore actuelle soit dans ses causes, soit dans ses effets, et dont l’acte passé était simplement le signe ; alors il ne porte pas sur cet acte même, mais sur l’imperfection révélée par l’acte ou sur les conséquences qui se déroulent ; c’est une aiguillon qui sert à nous lancer en avant. À ce point de vue, qui n’est pas proprement celui de la sanction, la souffrance du remords et même toute souffrance en général, toute austérité, acquiert une valeur morale qu’il ne faut pas négliger et que négligent trop souvenues les purs utilitaires. On sait l’horreur de Bentham pour ce qui lui rappelait le « principe ascétique », pour tout ce qui lui apparaissait comme le moindre sacrifice d’un plaisir ; il avait tort. La souffrance peut parfois être en morale ce que sont les amers en médecine, un tonique puissant. Le malade lui-même en sent le besoin : celui qui a abusé du plaisir est le premier à désirer la douleur, à la savourer ; c’est par une raison analogue que, après avoir abusé des douceurs, on en arrive à savourer une infusion de quinquina. Le vicieux en vient à haïr non seulement son vice, mais les jouissances mêmes qu’il lui procurait ; il les méprise à tel point que, pour se le montrer à soi-même, il aime à se sentir souffrir. Toute souillure a besoin d’une sorte de mordant pour être effacée ; la douleur peut être ce mordant. Si elle ne peut jamais constituer une sanction morale, le mal pathologique et le mal moral étant hétérogènes, elle peut devenir parfois un utile cautère. Sous ce nouvel aspect, elle a une valeur médicatrice incontestable ; mais d’abord, pour qu’elle soit vraiment morale, elle doit être consentie, demandée par l’individu même. De plus, il faut se souvenir qu’une médication ne doit pas durer trop longtemps, ni surtout être éternelle. Les religions et la morale classique ont compris ce que vaut la douleur, mais elles en ont abusé ; elles ont fait comme ces chirurgiens si émerveillés des résultats de leurs opérations qu’ils ne demandent plus qu’à couper bras et jambes. « Tailler » ne peut jamais être un but, et la fin dernière doit être de « recoudre ». Le remords ne vaut que pour conduire plus sûrement à une résolution définitivement bonne.
En somme, on pourrait considérer le remords sous un double aspect, tantôt comme la constatation douloureuse et relativement passive d’un fait (désobéissance à un penchant plus ou moins profond de l’être, déchéance de l’individu par rapport à l’espèce ou à son propre idéal), tantôt comme un effort plus ou moins pénible encore, mais actif et énergique, pour sortir de cet état de déchéance. Sous son premier aspect, le remords peut être logiquement et physiquement nécessaire ; mais il ne devient moralement bon que lorsqu’il revêt son second caractère. Le remords est donc d’autant plus moral qu’il ressemble moins à une sanction véritable. Il est des tempéraments chez lesquels ces deux caractères du remords sont assez nettement scindés ; il en est qui peuvent éprouver une souffrance très cuisante et parfaitement vaine ; il en est d’autres qui (la raison et la volonté étant chez eux prédominantes) n’ont pas besoin de beaucoup souffrir pour reconnaître qu’ils ont mal fait et s’imposer une réparation ; ces derniers sont supérieurs au point de vue moral, ce qui prouve que la prétendue sanction intérieure, ainsi que toutes les autres, ne se justifie que comme un moyen d’action.
IV. — Sanction religieuse.
Plus nous allons, plus la sanction proprement dite, c’est-à-dire la « pathologie » morale, nous apparaît comme une sorte de garde-fou, ayant son utilité là seulement où il y a un chemin tracé et quelqu’un qui y marche. Au delà de la vie, dans l’éternel précipice, les garde-fous deviennent tout à fait superflus. Une fois terminée « l’épreuve » de l’existence, il n’y a plus à y revenir, si ce n’est, bien entendu, pour en tirer des expériences et de sages enseignements, au cas où il nous faudrait recommencer de nouvelles épreuves. Telle n’est pas la pensée des principales religions humaines. Les religions, en tant qu’elles commandent une certaine règle de conduite, l’obéissance à certains rites, la foi à tels ou tels dogmes, ont toutes besoin d’une sanction pour confirmer leurs commandements. Elles s’accordent toutes à invoquer la sanction la plus redoutable qui se puisse imaginer : à ceux qui ont violé leurs ordres d’une manière ou d’une autre, elles promettent des peines éternelles et font des menaces qui dépassent ce que l’imagination de l’homme le plus furieux peut rêver d’infliger à son plus mortel ennemi. Par là comme sur beaucoup d’autres points, les religions sont en plein désaccord avec l’esprit de notre temps ; mais il est étrange de penser qu’elles sont suivies encore par une foule de philosophes et de métaphysiciens. Se figurant Dieu comme la plus terrible des puissances, on en conclut que, lorsqu’il est irrité, il doit infliger le plus terrible des châtiments. On oublie que Dieu, ce suprême idéal, devrait être tout simplement incapable de faire du mal à personne, à plus forte raison de rendre le mal pour le mal. Précisément parce que Dieu est conçu comme le maximum de puissance, il pourrait n’infliger que le minimum de peine ; car plus est grande la force dont on dispose, moins on a besoin d’en dépenser pour obtenir un effet donné. Comme en outre on voit en lui la suprême bonté, il est impossible de se le représenter infligeant même ce minimum de peine ; il faut bien qu’au moins le père céleste ait cette supériorité sur les pères d’ici-bas de ne point fouetter ses enfants. Enfin, comme il est par hypothèse la souveraine intelligence, nous ne pouvons pas croire qu’il fasse rien sans raison ; or pour quelle raison ferait-il souffrir inutilement un coupable ? Dieu est au-dessus de tout outrage et n’a pas à se défendre ; il n’a donc pas à frapper. Les religions sont toujours portées à se représenter l’homme méchant comme un Titan engageant une lutte contre Dieu même : Jupiter une fois vainqueur, il est tout naturel qu’il prenne désormais ses sûretés et écrase son adversaire sous une montagne. Mais c’est se faire de Dieu une étrange idée que de se figurer qu’il pourrait ainsi lutter matériellement avec les coupables sans perdre de sa majesté et de sa sainteté. Du moment où la Loi morale personnifiée entreprend ainsi une lutte physique avec les coupables, elle perd précisément son caractère de loi ; elle s’abaisse jusqu’à eux, elle déchoit. Un Dieu ne peut pas lutter avec un homme : il s’expose à être terrassé, comme l’ange par Jacob. Ou Dieu, cette loi vivante, est la toute-puissance, et alors nous ne pouvons pas véritablement l’offenser, mais aussi il ne doit pas nous punir ; ou nous pouvons réellement l’offenser, mais alors nous pouvons quelque chose sur lui, il n’est pas la toute-puissance, il n’est pas l’absolu, il n’est pas Dieu. Les fondateurs des religions se sont imaginé que la loi la plus sainte devait être la loi la plus forte : c’est absolument le contraire. L’idée de force se résout logiquement dans le rapport d’une puissance à une résistance : toute force physique est donc moralement une faiblesse. Étrange conception et bien anthropomorphique, que de supposer Dieu ayant une geôle ou une « géhenne », et pour serviteur et geôlier le démon. En somme, le démon n’est pas plus responsable de l’enfer que le bourreau ne l’est des instruments de supplice qu’on lui remet entre les mains ; il est peut-être même assez à plaindre de la besogne qu’on lui fait accomplir. La vraie responsabilité passe par-dessus sa tête ; il n’est que l’exécuteur des hautes œuvres divines, et un philosophe pourrait soutenir non sans vraisemblance que le vrai démon, ici, c’est Dieu[15]. Si une loi humaine, si une loi civile ne peut se passer de sanction physique, c’est, nous l’avons vu, en tant qu’elle est civile et humaine. Il n’en est pas ainsi de la loi morale, qui est supposée ne protéger qu’un principe, et qu’on se représente comme immuable, éternelle, impassible en quelque sorte : on ne peut être passible devant une loi impassible. La force ne pouvant rien contre elle, elle n’a pas besoin de lui répondre par la force. Celui qui croit avoir renversé la loi morale doit la retrouver toujours debout en face de lui, comme Hercule voyait sans cesse se relever sous son étreinte le géant qu’il s’imaginait avoir terrassé pour jamais. Être éternel, voilà la seule vengeance possible du bien à l’égard de ceux qui le violent. Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d’elles à l’impuissance, il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’ils seraient pires : les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien ; alors l’enfer prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de dessiller les yeux de tous les réprouvés et de les faire remonter le plus rapidement au ciel ; ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques inguérissables (ce qui est absurde) ; alors ils seront aussi éternellement à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît ainsi comme le contraire même de la vérité.
Au reste, en damnant une âme, c’est-à-dire en la chassant pour jamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l’excluant pour jamais de la vérité, Dieu s’exclurait lui-même de cette âme, limiterait lui-même sa puissance et, pour tout dire, se damnerait lui-même dans une certaine mesure. La peine du dam retombe sur celui même qui l’inflige. Quant à la peine du sens, que les théologiens en distinguent, elle est évidemment bien plus insoutenable encore, même si on la prend en un sens métaphorique. Au lieu de damner, Dieu ne peut qu’appeler éternellement à lui ceux qui s’en sont écartés ; c’est surtout pour les coupables qu’il faudrait dire avec Michel-Ange que Dieu ouvre tout grands ses deux bras sur la croix symbolique. Nous nous le représentons aussi comme regardant tout de trop haut pour qu’à ses yeux les réprouvés soient jamais autre chose que des malheureux ; or les malheureux ne doivent-ils pas être, sous ce rapport sinon sous les autres, les préférés de la bonté infinie ?
V. — Sanction d’amour et de fraternité.
Jusqu’ici, nous avons considéré comme liés les deux aspects de la sanction : châtiment et récompense ; mais peut-être est-il possible de les considérer à part l’un de l’autre. M. Janet, par exemple, semble disposé à rejeter la récompense, proprement dite et le droit à la récompense[16], pour n’admettre comme légitime que le châtiment. Cette première position est, croyons-nous, la plus difficile que l’on puisse prendre dans l’examen de la question. — Il en est une seconde tout opposée, où un autre philosophe s’est placé, et que nous devons examiner pour être complet : rejeter tout à fait le châtiment, s’efforcer pourtant de maintenir un rapport rationnel entre le mérite et le bonheur[17]. Cette doctrine renonce à l’idée kantienne qui fait du mérite la conformité à une loi toute formelle. L’univers est représenté comme une immense société, où tout devoir est toujours un devoir envers quelqu’un d’actif, de vivant. Dans cette société, « celui qui aime doit être aimé. » Quoi de plus naturel ? Dire que l’homme vertueux mérite le bonheur, « c’est dire que toute bonne volonté lui veut du bien en retour du bien qu’il a voulu. » Le rapport du mérite au bonheur devient alors « un rapport de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport de reconnaissance et conséquemment de fraternité ou d’amour moral[18]. » Ainsi, dans l’idée de retour et de reconnaissance, on trouverait le lien cherché entre la bonne action et le bonheur. L’amabilité, tel serait le principe nouveau de la sanction, principe qui, tout en excluant le châtiment, suffirait à justifier une sorte de récompense, non matérielle, mais morale. Remarquons-le, cette sanction n’est pas valable pour un être que, par hypothèse, on considérerait comme absolument solitaire ; mais, suivant la doctrine que nous examinons, il n’existe nulle part d’être semblable ; on ne peut pas sortir de la société, parce qu’on ne peut pas sortir de l’univers : la loi morale n’est donc au fond qu’une loi sociale, et ce que nous avons dit des rapports actuels entre les hommes vaut aussi pour les rapports idéaux de tous les êtres les uns avec les autres. À ce point de vue, la récompense devient une sorte de « réponse » d’amour ; toute bonne action ressemble à un « appel » adressé à tous les êtres du vaste univers ; il paraît illégitime que cet appel ne soit pas entendu et que l’amour, infécond, ne produise pas la reconnaissance : l’amour suppose la mutualité de l’amour, conséquemment la coopération et le concours, conséquemment la satisfaction de la volonté et le bonheur. Quant au malheur sensible d’un être, il s’expliquerait, dans cette doctrine, par la présence de quelque volonté aveugle s’élevant contre lui du sein de la nature, du sein de la société universelle. Or si, par hypothèse, un être est vraiment aimant, il deviendra aimable non seulement aux yeux des hommes, mais aux yeux de toutes les volontés élémentaires qui constituent la nature ; il acquerra ainsi une sorte de droit idéal à être respecté et aidé par elles, conséquemment à être heureux par elles. On peut considérer tous les maux sensibles, — souffrances, maladies, mort — comme provenant d’une sorte de guerre et de haine aveugle des volontés inférieures ; lorsque cette haine prend pour victime l’amour même, nous nous en indignons, et quoi de plus juste ? Si l’amour d’autrui ne doit être payé qu’avec de l’amour, nous avons du moins conscience qu’il doit l’être avec celui de la nature tout entière, non pas seulement avec celui de tel ou tel individu ; cet amour de la nature, ainsi universalisé, deviendra pour celui qui en est l’objet le bonheur, y compris même le bonheur sensible : le lien entre la bonne volonté et le bonheur, que nous voulions briser, sera de nouveau rétabli.
Cette hypothèse, nous en convenons, est la seule et dernière ressource pour justifier métaphysiquement le sentiment empirique d’indignation que produit en nous le mal sensible, lorsqu’il accompagne la bonne volonté. Seulement, remarquons bien ce qu’enveloppe l’hypothèse. Il faut en venir, dans cette doctrine, à admettre sans preuve que toutes les volontés qui constituent la nature sont d’essence et de direction analogues, de manière à converger vers le même point. Si le bien que poursuit, par exemple, une société de loups, était dans le fond des choses aussi différent du bien poursuivi par la société humaine qu’il semble l’être en apparence, la bonté d’un homme n’aurait rationnellement rien de respectable pour celle d’un loup, ni celle d’un loup pour un homme ; il faut donc compléter l’hypothèse précédente par cette autre, bien séduisante et bien hasardeuse, que nous avons ailleurs exprimée nous-même comme possible : « A l’évolution extérieure, dont les formes sont si variables, ne correspondrait-il pas une tendance, une inspiration intérieure éternellement la même et travaillant tous les êtres ? N’y aurait-il pas en eux une connexion de tendances et d’efforts analogue à la connexion anatomique signalée par Geoffroy Saint-Hilaire dans les organismes[19] ? »
Selon cette doctrine, l’idée de sanction vient se fondre dans l’idée plus morale de « coopération » ; celui qui fait le bien universel travaille à une œuvre si grande qu’il a idéalement droit au concours de tous les êtres, membres du même tout, depuis la première monère jusqu’à la cellule cérébrale de l’organisme le plus élevé. Celui qui fait le mal, au contraire, devrait recevoir de tous un « refus de concours » qui serait une sorte de punition négative ; il se trouverait moralement isolé, tandis que l’autre serait en communion avec l’univers.
Ainsi restreinte, épurée, sauvée par la métaphysique, cette idée d’une harmonie finale entre le bien moral et le bonheur devient assurément plus admissible. Mais, en premier lieu, ce n’est plus vraiment la sanction légale d’une loi formelle : tout ce qui restait des idées de loi proprement nécessaire ou impérative, de sanction également nécessaire, a disparu. Ce n’est plus même la loi formelle de Kant ni le jugement synthétique à priori par lequel la légalité serait unie à la félicité comme récompense ; en un mot, ce n’est plus un régime de législation, conséquemment de vraie sanction. Nous pouvons même dire qu’on nous transporte ici dans une région supérieure à celle de la justice proprement dite : c’est la région de fraternité. Ce n’est plus la justice commutative, car l’idée de fraternité exclut celle d’un échange mathématique, d’une balance de services exactement mesurables et égaux sous le rapport de la quantité. La bonne volonté ne mesure pas quantitativement son retour à ce qu’elle a reçu : elle rend deux et même dix pour un. Ce n’est même plus de la justice distributive au sens propre, car l’idée d’une distribution exacte, même morale, n’est plus celle de la fraternité. L’enfant prodigue pourra être fêté plus que l’enfant sage. On pourra aimer un coupable, et le coupable aura peut-être plus besoin que tout autre d’être aimé. J’ai deux mains, l’une pour serrer la main de ceux avec qui je marche dans la vie, l’autre pour relever ceux qui tombent. Je pourrai même, à ceux-ci, tendre les deux mains ensemble. Ainsi, dans cette sphère, les rapports purement rationnels, les harmonies purement intellectuelles, à plus forte raison les rapports légaux semblent s’évanouir ; par cela même s’évanouit le rapport vraiment rationnel, en quelque sorte logique et même quantitatif, qui relierait la bonne volonté à une proportion déterminée de bien extérieur et même d’amour intérieur. De là résulte une sorte d’antinomie : l’amour est, ou une grâce particulière et une élection qui ne ressemble guère à une sanction, ou une sorte de grâce générale et une égalité idéale étendue à tous les êtres, qui ne ressemble pas davantage à une sanction. Si j’aime plus un homme qu’un autre, il n’est pas certain que mon amour soit en raison directe de son mérite ; et si j’aime tous les hommes dans leur idéale humanité, si je les aime universellement, également, la proportion semble disparaître encore entre le mérite et l’amour.
Telles sont les difficultés que soulève, croyons-nous, cette théorie. Ces difficultés ne sont peut-être pas insolubles, mais leur solution sera à coup sûr une modification profonde apportée à l’idée traditionnelle de sanction ; car, pour ce qui est de la peine, la sanction aura disparu ; et, pour ce qui est de la récompense, la compensation de pure justice semblera s’évanouir dans des relations supérieures de fraternité, échappant à des déterminations précises. Au fond, l’indignation morale que nous cause le mal sensible et la mort subsiste toujours, quel que soit le caractère bon ou mauvais de la volonté qu’ils viennent entraver ; la souffrance nous choque en elle-même et indépendamment de son point d’application ; une distribution de souffrance est donc moralement inintelligible. D’autre part, en ce qui concerne le bonheur, nous voulons que tous soient heureux. Ces notions apportent un grand trouble dans la balance de la sanction. La proportionnalité, la rationalité, la loi, νόμος, (de νέμω), ne sont applicables qu’à des relations d’ordre et d’utilité sociale, de défense et d’échange, de commutation et de distribution mathématiques. La sanction proprement dite est donc une idée tout humaine.
En somme, les utilitaires et les kantiens, placés aux deux pôles opposés de la morale, sont pourtant victimes de la même erreur. L’utilitaire, qui sacrifie si peu que ce soit de son existence par l’espoir de voir un jour ce sacrifice lui rapporter quelque chose dans l’au-delà de la vie, fait un calcul irrationnel à son point de vue : car dans l’absolu il ne lui est dû pour son dévouement intéressé rien de plus qu’il ne lui serait dû pour une mauvaise action intéressée. D’autre part, le kantien qui se sacrifie les yeux fermés pour la loi seule, sans rien calculer, sans rien demander, n’a pas non plus de droit véritable à une compensation, à une indemnité : il est rationnel que, quand on ne vise pas un but, on y renonce, et le kantien ne vise pas le bonheur. Nous objectera-t-on que, si la loi morale nous oblige, elle est elle-même tenue à quelque chose envers nous ? dira-t-on qu’il peut y avoir un « recours de l’agent contre la loi » ? que si, par exemple, la loi exige sans compensation l’anéantissement du moi, elle est la suprême cruauté ; « une loi cruelle est-elle juste[20] ? » — Nous répondrons qu’il faut distinguer ici entre deux choses : les circonstances fatales de la vie et la loi qui règle notre conduite dans ces circonstances. Les conjonctures fatales de la vie peuvent être cruelles ; accusez-en la nature, mais une loi ne peut jamais apparaître comme cruelle à celui qui croit à sa légitimité. Celui qui considère toute souillure comme un crime ne peut pas trouver cruel de rester chaste. Il est impossible de juger la loi morale en se plaçant à un point de vue humain, puisqu’elle est par hypothèse inconditionnelle, irresponsable, et est censée nous parler du fond de l’absolu. Elle ne fait pas avec nous un contrat où nous puissions débattre tranquillement les clauses, mettre en balance les avantages et les inconvénients.
Au fond, même dans la morale kantienne, la sanction n’est qu’un suprême expédient pour justifier rationnellement et matériellement la loi formelle de sacrifice, la loi morale. On ajoute la sanction à la loi pour la légitimer[21]. La doctrine des kantiens, poussée à ses dernières conséquences, devrait plutôt aboutir logiquement à cette pensée d’une femme d’Orient que nous rapporte le sire de Joinville : « Yves, frère prêcheur, vit un jour à Damas une vieille femme qui portait à la main droite une écuelle pleine de feu, et à la gauche une fiole pleine d’eau. Yves lui demanda : « Que veux-tu faire de cela ? » Elle lui répondit qu’elle voulait avec le feu brûler le paradis, et avec l’eau éteindre l’enfer. Et il lui demanda : « Pourquoi veux-tu faire cela ? — Parce que je ne veux pas que nul fasse jamais le bien pour avoir la récompense du paradis, ni par peur de l’enfer, mais simplement par amour de Dieu. »
Une chose paraîtrait concilier tout : ce serait de démontrer que la vertu enveloppe analytiquement le bonheur ; que choisir entre elle et le plaisir, c’est encore choisir entre deux joies, l’une inférieure, l’autre supérieure. Les stoïciens le croyaient, Stuart Mill aussi et Épicure lui-même. Il y a quelque vérité dans cette hypothèse, mais sa complète réalisation n’est vraiment pas « de ce monde ». Nous ne croyons pas que sur terre elle puisse plus que les autres résister à l’examen. Si la vertu est essentiellement « gratuite et désintéressée », il ne s’ensuit pas qu’elle soit à elle-même une parfaite récompense sensible, une pleine compensation (praemium ipsa virtus). Les stoïques anciens ou modernes ont donc tort au point de vue sensible et « pathologique. » Un soldat qui tombe frappé d’une balle aux avant-postes ne peut pas éprouver, dans le sentiment du devoir rempli, une somme de jouissance équivalente au bonheur d’une vie entière. Reconnaissons-le donc, la vertu n’est pas le bonheur sensible ; bien plus, il n’y a pas de raison naturelle et il n’y a pas non plus de raison purement morale pour qu’elle le redevienne plus tard. Aussi, lorsque certaines alternatives se posent, l’être moral a le sentiment d’être saisi dans un engrenage : il est lié, il est captif du « devoir » ; il ne peut se dégager et n’a plus qu’à attendre le mouvement du grand mécanisme social ou naturel qui doit le broyer. Il s’abandonne en regrettant peut-être d’avoir été la victime choisie. La nécessité du sacrifice dans bien des cas est un mauvais numéro ; on le tire pourtant, on le place sur son front, non, sans quelque fierté, et on part. Le devoir à l’état aigu fait partie des événements tragiques qui fondent sur la vie : il est des existences qui y ont presque échappé : on les considère généralement comme heureuses. Si le devoir peut ainsi faire de réelles victimes, ces victimes acquièrent-elles des droits exceptionnels à une compensation sensible, des droits au bonheur sensible supérieurs à celui des autres malheureux, des autres martyrs de la vie ? Il ne le semble pas. Toute souffrance, involontaire ou voulue, nous apparaît toujours comme ayant des droits idéaux à une compensation, et cela uniquement parce qu’elle est une souffrance. Compensation, c’est-à-dire balancement, est un mot qui indique un rapport tout logique et sensible, nullement moral. De même pour les mots de récompense et de peine, qui ont le même sens. Ce sont des termes de la langue passionnelle transportés mal à propos dans la langue morale. La compensation idéale des biens et des maux sensibles est tout ce qu’on peut retenir des idées vulgaires sur le châtiment et la récompense. Il faut se rappeler que la Némésis antique ne châtiait pas seulement les méchants, mais aussi les heureux de la vie, ceux qui avaient eu plus que leur part de jouissance. De même le christianisme, dans les temps primitifs, considérait les pauvres, les infirmes d’esprit ou de corps, comme ceux qui avaient le plus de chance d’être un jour les élus. L’homme riche de l’Évangile est menacé de l’enfer sans autre raison apparente que sa richesse même. Les premiers seront les derniers. Aujourd’hui encore, ce mouvement de bascule dans la grande machine du monde nous parait désirable. L’idéal semblerait l’égalité absolue de bonheur entre tous les êtres, quels qu’ils fussent ; la vie, au contraire, est une consécration perpétuelle de l’inégalité ; la majeure partie des êtres vivants, bons ou mauvais, aurait donc droit dans l’idéal à une réparation, à une sorte de balance des joies, à un nivellement universel. Il faudrait aplanir l’océan des choses. Que cela ait jamais lieu, aucune induction tirée de la nature ne peut le faire supposer, tout au contraire ; mais nous disons que cela devrait avoir lieu, et cette compensation générale de toutes les souffrances, nous aimons naïvement à l’espérer.
[1] On a pourtant essayé de maintenir la sanction naturelle en établissant use sorte de secrète harmonie, rendue visible par l’esthétique, entre la marche de la nature et celle de la volonté morale. La moralité communiquerait nécessairement à ceux qui la possèdent une supériorité dans l’ordre même de la nature. « L’expérience, dit M. Renouvier, constate une dépendance telle entre le bien moral et le bien physique, entre le beau ou le laid exprimés matériellement et le beau ou le laid de l’ordre des passions et des idées, et on voit si bien les organes se modifier, se modeler selon leurs fonctions habituelles, qu’il n’est pas douteux que la vie humaine prolongée, si elle pouvait l’être assez, et l’abandon de plus en plus instinctif de certains hommes à tous les vices, la domination acquise de certains autres, eu leurs facultés tournées au bien, ne nous montrassent à la longue des monstres d’un côté, des hommes véritables de l’autre. » (M. Renouvier, Science de la morale, I, 289.) Remarquons-le d’abord, cette loi d’harmonie entre la nature et la moralité, que M. Renouvier s’efforce d’établir, est valable bien plutôt pour l’espèce que pour la vie individuelle même prolongée : il faut une suite de générations et de modifications spécifiques pour qu’une qualité morale s’exprime par une qualité physique, et un défaut par une laideur. De plus, M. Renouvier semble se fondre entièrement l’immoralité avec ce qu’on peut appeler la bestialité, c’est-à-dire l’abandon absolu aux instincts grossiers, l’absence de toute idée élevée, de tout raisonnement subtil. L’immoralité n’est pas nécessairement telle ; elle peut coïncider avec le raffinement de l’esprit, elle peut ne pas abaisser l’intelligence ; or ce qui s’exprime dans les organes du corps, c’est plutôt l’abaissement de l’intelligence que la déviation de la volonté. On ne se représente pas une Cléopâtre et un don Juan comme devant cesser nécessairement d’offrir le type de la beauté physique, même si l’on prolonge leur existence. Les instincts de colère, de violence, de vengeance que nous rencontrons chez les Italiens du sud n’ont en rien altéré le rare beauté de leur race. D’ailleurs Bien des types de conduite qui nous paraissent des vices, dans l’état social avancé où nous nous trouvons, sont des vertus dans l’état de nature ; il n’en peut donc sortir aucune laideur vraiment choquante, aucune altération marquée du type humain. Au contraire, les qualités et parfois les vertus de la civilisation, si en les poussait à l’excès.
[2] M. Janet, Traité de philos., p. 701. « La première loi de l’ordre, avait dit V. Cousin, est d’être fidèle à la vertu ; si l’on y manque, la seconde loi de l’ordre est d’expier sa faute par la punition… Dans l’intelligence, à l’idée d’injustice correspond celle de peine. » Deux des philosophes qui ont le plus protesté en France contre la doctrine selon laquelle les lois sociales seraient expiatrices et non simplement défensives, MM. Franck et Renouvier, semblent cependant admettre comme évident le principe d’une rémunération attachée à la loi morale. « Il ne s’agit pas de savoir, dit M. Franck, si le mal mérite d’être puni, car cette proposition est évidente par elle-même. » (Philos. du droit pénal, p. 79.) « Ce serait aller contre la nature des choses, dit aussi M. Renouvier, que d’exiger de la vertu de n’attendre point de rémunération. » (Science de la morale, p. 286.) M. Caro va plus loin, et dans deux chapitres des Problèmes de morale sociale il s’efforce, en s’appuyant sur M. de Broglie, de maintenir à la fois le droit moral et le droit social de punir les coupables.
[3] Leçons de morale, p. 157.
[4] M. Renouvier, après avoir vivement critiqué lui-même l’idée vulgaire de la punition, a fait pourtant de grands efforts pour sauver le principe du talion en l’interprétant dans un meilleur sens. « Pris en lui-même et comme expression d’un sentiment de l’âme en présence du crime, le talion serait loin de mériter le mépris ou l’indignation dont l’accablent des publicistes dont les théories pénales sont souvent plus mal fondées en stricte justice. » (Science de la morale, t. II, p. 296.) Selon M. Renouvier, il ne serait pas mauvais que le coupable subit l’effet de sa maxime érigée en règle générale ; ce qui est irréalisable, c’est l’équivalence mathématique que le talion suppose entre la peine et l’injure. — Mais, répondrons-nous, si cette équivalence était réalisable, le talion n’en serait pas plus juste pour cela ; car nous ne pouvons pas, quoi qu’en dise M. Renouvier, ériger en loi générale la maxime et l’intention immorale de celui qui a provoqué le talion ; nous ne pouvons non plus ériger en loi générale la maxime de la vengeance, qui rend les coups reçus ; nous ne pourrions généraliser que le mal physique et l’effet douloureux, mais la généralisation d’un mal est elle-même moralement un mal ; il ne reste donc que des raisons personnelles ou sociales de défense, de précaution, d’utilité. D’après M. Renouvier, le talion, une fois purifié, peut s’exprimer dans cette formule, qu’il déclare acceptable. « Quiconque a violé la liberté d’autrui a mérité de souffrir dans la sienne ; » mais cette formule même, selon nous, n’est pas admissible, au point de vue de la généralisation kantienne des intentions. On ne doit point faire souffrir le coupable ni restreindre sa liberté en tant qu’il a violé dans le passé la liberté d’autrui, mais en tant qu’il est capable de la violer de nouveau ; on ne peut donc pas dire qu’aucun acte passé mérite une peine, et la peine ne se justifie jamais que par la prévision d’actes semblables à l’avenir : elle ne s’attache pas à des réalités, mais à de simples possibilités, qu’elle s’efforce de modifier. Si le coupable s’exilait librement dans une ile déserte d’où le retour lui fût impossible, la société humaine (et en général toute société d’êtres moraux) se trouverait désarmée contre lui ; nulle loi morale ne pourrait exiger qu’ayant violé la liberté des autres il souffrit dans la sienne.
[5] La morale, p. 577.
[6] M. Janet nous fera sans doute l’antique objection : « Si les punitions n’étaient de la part de la société que des moyens de défense, ce seraient des coups, ce ne seraient pas des punitions. » (Cours de philosophie, p. 304.) — Au contraire, quand les punitions ne se trouvent pas justifiées par la défense, c’est précisément elles qui sont de vrais coups, sous quelque euphémisme qu’on les désigne ; en dehors des raisons de défense sociale, on ne transformera jamais en un acte moral l’acte d’administrer, par exemple, cent coups de bâton sur la plante des pieds d’un voleur pour le punir.
[7] Voir sur ce point notre Morale anglaise contemporaine, p. 315.
[8] Pourquoi se mettra-t-il à la place de celui qui se défend, et non de l’autre ? Pour plusieurs raisons, qui n’impliquent pas encore le sentiment de justice qu’il s’agit d’expliquer : 1o Parce que l’homme attaqué et surpris est toujours dans une situation inférieure, plus propre à exciter l’intérêt et la pitié ; quand nous sommes témoin d’une lutte, ne prenons-nous pas toujours parti pour le plus faible, même sans savoir si c’est lui qui a raison ? 2o La situation de l’agresseur est anti-sociale, contraire à la sécurité mutuelle que comporte toute association ; et, comme nous faisons toujours partie d’une société quelconque, nous sympathisons davantage avec celui des deux adversaires qui est dans la situation la plus semblable à la nôtre, la plus sociale. Mais supposons que la société dont un homme fait partie ne soit pas la grande association humaine et se trouve être par exemple une association de voleurs ; alors il se produira dans sa conscience des faits assez étranges : il approuvera us voleur se défendant contre un autre voleur et le châtiant, mais il n’approuvera pas un gendarme se défendant contre un voleur au nom de la grande société ; il éprouvera une répugnance invincible à se mettre à la place du gendarme et à sympathiser avec lui, ce qui faussera ses jugements moraux. C’est ainsi encore que les gens du peuple prennent parti dans toute bagarre contre la police, sans même s’informer de quoi il s’agit, qu’à l’étranger nous serions portés à prendre parti pour des Français, etc. La conscience est remplie de phénomènes de ce-genre, complexes au point de sembler se contredire et qui cependant rentrent sous une loi unique. La sanction est essentiellement la conclusion d’une lutte à laquelle nous assistons comme spectateurs et où nous prenons parti pour l’un ou l’autre des adversaires : est-on gendarme ou citoyen régulier, on approuvera les menottes, la prison et la potence ; est-on voleur ou lazarone ou simplement parfois homme du peuple, on approuvera le coup de fusil tiré d’un buisson, le poignard enfoncé mystérieusement dans le dos des carabiniers. Sous tous ces jugements moraux ou immoraux il ne restera d’identique que la constatation de ce fait d’expérience : celui qui frappe doit s’attendre naturellement et socialement à être frappé à son tour et agir en conséquence de ce déterminisme.
[9] Quelque pessimiste niera-t-il cet instinct naturel de gratitude et nous objectera-t-il qu’au contraire l’homme est naturellement ingrat ? Rien de plus inexact : il est oublieux, voilà tout. Les enfants, les animaux le sont encore plus. Il y a une grande différence entre ces deux choses. L’instinct de la gratitude existe chez tous les êtres et subsiste tant que dure vif et intact le souvenir du bienfait ; mais ce souvenir s’altère très rapidement. Des instincts bien plus forts, comme l’intérêt personnel, l’orgueil, etc. le combattent. C’est pour cela que, quand nous nous mettons à la place d’autrui, nous sommes si choqués de ne pas voir une bonne action récompensée, tandis que nous éprouvons souvent si peu de remords en oubliant nous-même de répondre à un bienfait. Le sentiment de la gratitude est un de ces sentiments altruistes naturels qui, se trouvant en contradiction avec l’égoïsme également naturel, sont plus forts quand il s’agit d’apprécier la conduite d’autrui que de régler a nôtre propre.
[10] Pour tous les délits qui ne peuvent entraîner la déportation. M. Le Bon proposait avec raison, ici même, l’amende, ou un travail obligatoire (industriel ou agricole), ou enfin un service militaire forcé sous une discipline sévère (Revue philos., mai 1881). On le sait, nos prisons sont des lieux de perversion plutôt que de conversion. Ce sont des endroits de réunion et d’association pour les malfaiteurs, des « clubs anti-sociaux ». ! Chaque année, écrivait un président de la cour de cassation, M. Béranger, cent mille individus « vont s’y plonger plus avant dans le crime », soit un million en dix ans. De là l’augmentation considérable des récidives (cette augmentation est en moyenne de plus de deux mille par an).
[11] Il faut donc approuver la nouvelle école de juristes, particulièrement nombreuse et brillante en Italie, qui s’efforce de placer le droit pénal en dehors de toute considération morale et métaphysique. Remarquons cependant que cette école a tort lorsque, après avoir mis à part toute idée de responsabilité métaphysique, elle pense être forcée par ses propres principes de mettre également à part « l’élément intentionnel et volontaire ». Suivant MM. Lombroso, E, Ferri, Garofalo, le jugement légal ne doit porter que sur l’action et sur les mobiles sociaux ou anti-sociaux qui l’ont produite, sans jamais prétendre apprécier la puissance plus ou moins grande et la qualité intrinsèque de la volonté. MM. Garofalo et Ferri s’appuient sur un exemple qui se retourne contre eux : ils citent cet article des codes italiens et français qui punit de prison et d’amende « l’homicide, les coups et blessures involontaires » (Garofalo, Di un criterio positivo della penalità, Napoli, 1880 ; E. Ferri, Il diritto di punire, Torino, 1882). Suivant eux, cet article de loi, ne tenant aucun compte de la volonté du coupable, ne considère que l’acte brut, tout à fait détaché de l’intention qui l’a dicté : cette loi, suivant eux, serait l’un des types dont les lois de l’avenir doivent se rapprocher. — Mais il n’est pas du tout exact que l’article en question ne tienne aucun compte de la volonté du coupable ; si les coups et blessures dits involontaires (ou plutôt par imprudence) étaient absolument tels, on ne les punirait pas, parce que la punition serait inefficace ; la vérité est qu’ils se produisent faute d’attention : or l’attention étant une œuvre de volonté, elle peut mécaniquement être excitée ou soutenue par la crainte de la peine, et c’est pourquoi la peine intervient. La vie en société exige précisément chez l’homme, entre toutes les autres qualités, ure certaine dose d’attention, une puissance et une stabilité de la volonté dont le sauvage par exemple est incapable. Le droit pénal a pour but, entre autres objets, de développer la volonté en ce sens : aussi est-ce encore à tort que MM. Carrara et E. Ferri ne trouvent « aucune responsabilité sociale » chez celui qui a commis un crime sans le faire de sa propre initiative et selon un mobile anti-social, mais parce qu’un autre l’a forcé à donner le coup de poignard ou à verser le poison. Un tel homme, quoi qu’en pensent les modernes juristes italiens, constitue un certain danger pour la société, non sans doute à cause de ses passions ou même de ses actions personnelles, mais simplement à cause de sa faiblesse de volonté : c’est un instrument au lieu d’être une personne ; or il est toujours périlleux d’avoir dans un État des instruments au lieu de citoyens. Il peut exister quelque chose d’anti-social non seulement dans les mobiles extérieurs qui agissent sur la volonté, mais même dans la nature de cette volonté ; or, partout où se trouve quelque chose d’anti-social, il y a prise pour une sanction légale. Il ne faut donc pas considérer la pénalité humaine comme étant absolument de même ordre que la sanction prétendue naturelle, qui tire les conséquences d’un acte donné, par exemple celui de tomber à l’eau, sans se préoccuper jamais de la volonté et de l’intention qui a précédé cet acte (E. Ferri, Il diritto di punire, p. 25). Non, le déterminisme intérieur de l’individu ne saurait échapper entièrement à l’appréciation légale, et de ce qu’un juge n’a jamais à se demander si un acte est moralement ou métaphysiquement libre, il ne s’ensuit pas qu’il doive en aucun cas négliger d’examiner avec quelle dose d’attention et d’intention, enfin avec quel degré, de volonté consciente cet acte a été accompli. Par degrés, le châtiment n’est devenu aujourd’hui qu’une mesure de précaution sociale ; mais cette précaution doit viser, outre l’acte et ses mobiles, la volonté qui se cache derrière : cette volonté, quelle que soit sa nature ultime et métaphysique, est mécaniquement une force dont l’intensité plus ou moins grande doit entrer dans les calculs sociaux. Il serait absurde à un ingénieur qui veut endiguer un fleuve de se préoccuper uniquement du volume de ses eaux, sans faire entrer en ligne de compte la force du courant qui les entraine.
[12] Crit. de la R. prat., tr. Barni, 121 ; Cf. 258, 259, 256, 248, 252, 374.
[13] id., 258. M. Janet, s’inspirant sans doute de Kant et peut-être des théologiens, renonce aussi à déduire le sentiment du remords de l’immoralité ; il semble y voir la preuve d’une sorte de mystérieuse harmonie préétablie entre la nature et la loi morale. « Le remords, dit-il, est la douleur cuisante, la morsure qui torture le cœur après une action coupable. Cette souffrance n’a aucun caractère moral et doit être considérée comme une sorte de châtiment infligé au crime par le nature elle-même. » (Tr. de philos., p. 673.)
[14] Ces pages étaient écrites quand nous en avons trouvé comme une confirmation de fait dans la thèse approfondie de M. Vallier sur l’intention morale, où apparaît dans toute sa rigueur la logique paradoxale du formalisme kantien, aboutissant non plus à l’optimisme, mais au pessimisme.
[15] « Un Dieu capable de haine mériterait tout le premier d’être mis dans l’enfer créé par lui. » (A. Fouillée, Science sociale, p. 296.)
[16] « Nous admettons sans hésiter la maxime stoïcienne : La vertu est à elle-même sa propre récompense… Concevrait-on un triangle géométrique qui, par hypothèse, serait doué de conscience et de liberté, et qui, ayant réussi à dégager sa pure essence du conflit des causes matérielles qui tendent de toutes parts à violenter sa nature, aurait en outre besoin de recevoir des choses extérieures un prix pour s’être affranchi de leur empire ? » (M. P. Janet, La morale, 590.)
[17] M. Fouillée, La liberté et le déterminisme.
[18] La liberté et le déterminisme, page 368.
[19] Voy. notre Morale anglaise contempor., p. 370, et M. Fouillée, La science sociale contemp., livre V.
[20] M. Janet, La morale, p. 582.
[21] Cette pétition de principe, déguisée sous le nom de postulat, est bien plus sensible encore dans les systèmes de morale qui essayent de tenir plus ouvertement le juste milieu entre l’utilitarisme égoïste et le désintéressement absolu du stoïcisme. De ce nombre semblent la morale de M. Renouvier en France et celle de M. Sidgwick en Angleterre. « La raison, dit M. Renouvier (avec lequel le moraliste anglais est sur ce point entièrement d’accord) n’a de prix et ne se fait reconnaître qu’autant qu’elle est supposée être conforme à la cause finale, principe des passions, au bonheur… Le postulat d’une conformité finale de la loi morale avec le bonheur… est l’induction, l’hypothèse propre de la morale… Refuse-t-on ce postulat ? … L’agent moral pourra opposer à l’obligation de justice une autre obligation, celle de sa conservation propre, et au devoir l’intérêt tel qu’il se le représente… Au nom de quoi lui enjoindrons-nous d’opter pour le devoir ? » (Science de la morale, t. I, p. 171). M. Renouvier, esprit très sinueux et circonspect, essaye bien ensuite de diminuer la portée de cet aveu par une distinction scolastique. La sanction, dit-il, est moins un postulat de la morale qu’un postulat des passions, « nécessaire pour les légitimer et les faire entrer dans la science. » Par malheur, il vient de reconnaître qu’il ne peut pas y avoir de science de la morale indépendamment des passions, et que l’obligation de l’intérêt est une puissance logiquement équivalente à l’obligation morale. Si les passions postulent une sanction, d’autre part la morale, telle que l’entend M. Renouvier, postule les passions. C’est un cercle. Dans la morale ainsi conçue, le devoir se trouve, du moins au point de vue logique, mis sur un pied d’égalité avec l’intérêt : on place Bentham et Kant l’un en face de l’autre, on reconnaît qu’ils ont tous deux raisons, et on s’arrange de manière à leur bire vouloir les mêmes objets au nom de principes contraires. La sanction sert de terrain d’accord, et le rémunérateur suprême, de juge de paix. Nous n’avons point à apprécier ici la valeur de ces systèmes de morale. Constatons seulement que le formalisme de Kant y a disparu ; que « l’obligation de faire son devoir uniquement par devoir » n’y existe plus et est considérée comme un pur paradoxe (Sc. de la morale, I, 178}, que la sanction n’est plus une conséquence du devoir, mais simplement une condition : alors cette idée change entièrement d’aspect ; le châtiment et la récompense ne sont plus considérés comme rattachés à la conduite morale par un jugement synthétique à priori, mais ils sont demandés d’avance par les agents pour justifier au point de vue sensible le commandement de la loi. L’acte moral ne constitue plus lui-même et lui seul un droit au bonheur ; mais tout être sensible est regardé comme ayant naturellement ce droit et comme ne voulant pas y renoncer dans l’acte moral. Ainsi entendu, le principe de la sanction perd tout ce qu’il avait de contradictoire et de moralement insoutenable ; mais, en premier lieu, il devient, comme le reconnaît M. Renouvier, une pure hypothèse ; en second lieu, tout sacrifice étant supprimé, la notion idéale de mérite en est quelque peu altérée : on ne peut qu’à ce prix fondre en une même conscience Bentham et Kant. En somme, dans cette antinomie que nous avons relevée tout à l’heure entre l’idée de mérite et celle de récompense, c’est la récompense qui a emporté la balance : on veut que nous agissions franchement en vue du bonheur. De cette façon, la sanction n’est plus, comme dans le système de Kant, suspendue en l’air et cherchant en vain à compenser le sacrifice idéal du devoir, qui ne serait vraiment méritoire qu’à condition de pouvoir rester définitif ; elle devient une fin pratique, une utilité, un intérêt ; si un honnête homme ne rencontre pas le bonheur dans la vie ou au delà, on a désormais une raison plausible de le plaindre en disant comme Fontenelle : « Il a mal calculé. » Le calcul d’intérêt qu’on mêle ainsi à l’idée de l’« impératif catégorique » ne laisse pas d’introduire quelque élément d’incertitude dans la morale. Renonçant à soutenir simplement que le devoir pour le devoir mérite une récompense, MM. Renouvier et Sidgwick disent simplement que l’agent moral, s’attendant à une récompense, serait dupé s’il n’était récompensé un jour ; ils invoquent pour ainsi dire comme seul argument la véracité de la conscience, de même que Descartes invoquait la véracité de Dieu ; mais l’une et l’autre peuvent être suspectées.