(Critique) Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction
Le livre intitulé Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction par Jean-Marie Guyau est une critique de la morale traditionnelle basée sur l'obligation et la sanction, et une proposition d'une morale alternative basée sur l'épanouissement personnel et la responsabilité individuelle. Guyau a influencé de nombreux philosophes et intellectuels avec ses idées, et son livre est toujours considéré comme un classique de la philosophie morale.

Une critique de Emile Boirac sur Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Jean-Marie Guyau.

Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 19 (janvier à juin 1885), pp. 319-328.

 

La morale traverse une crise : cette nouvelle encore récente est déjà presque un lieu commun. A vrai dire, la crise menaçait depuis longtemps. On eût pu la prévoir, dès le jour où Descartes imposait à l’esprit humain cette règle de tenir pour suspecte toute idée, non examinée et pour douteuse toute idée obscure après examen. Est-ce parce qu’il la prévoyait lui-même que Descartes s’était fait une morale provisoire, en attendant la définitive qu’il ne fit jamais ? Aux yeux de bien des philosophes de ce temps, la morale, la vieille morale, n’est-elle non plus qu’un abri provisoire, qui craque de toute part et qui s’effondrera demain ; et si on vit encore à son ombre, c’est qu’on désespère, lui tombé, d’en rebâtir un autre qui le vaille, tout branlant et ruineux qu’il est.

Pourtant tous les esprits ne voient pas du même œil cette ruine. Quelques-uns s’efforcent de la retarder par des réparations hâtives ; d’autres, spectateurs impuissants d’un irréparable désastre, se répandent en plaintes stériles. Certains paraissent en prendre leur parti : ils se résignent d’avance pour l’humanité future, qui se passera sans doute de morale, comme l’humanité présente commence à se passer déjà de métaphysique et de religion. Fata viam invenient ; bon gré mal gré, toute espèce vivante s’adapte à son milieu ; la vie et la pensée suivent les mouvements de la nature. L’esprit humain se défera de la morale, comme l’insecte se défait de son cocon, sans plus la regretter que le papillon ne regrette la chrysalide. D’autres enfin ont peine à concevoir qu’un organe aussi important de la vie collective de l’humanité se résorbe sans laisser de traces : sous une forme ou sous une autres, la morale doit subsister ; nous croyons qu’elle périt : erreur ! elle se renouvelle. Sa mort serait la mort même de l’humanité. Ceux-là cherchent avec confiance, avec ardeur, la formule de la nouvelle morale, de « la morale de l’avenir ».

Aussi bien les encouragements ne leur manquent pas. L’espérance universelle accompagne leur entreprise. J’ai ouï dire que les savants de profession s’inquiètent eux-mêmes et demandent aux philosophes s’ils vont bientôt donner au monde la morale dont il a besoin, une morale qui prescrive les mêmes devoirs que l’ancienne, mais au nom d’autres principes ; aussi haute et plus solide.

Le livre de M. Guyau est-il le livre attendu ? Morale sans obligation ni sanction ! voilà bien de quoi satisfaire le positivisme de notre siècle, pourvu toutefois que l’obligation et la sanction, en s’en allant, n’emportent pas la morale même avec elles. Il est vrai que M. Guyau ne nous promet pas une morale complète et définitive : c’est une esquisse, dit le titre, et la préface semble dire qu’une morale scientifique, une morale « sans préjugés, » ne peut guère être autre chose. Elle esquisse les lignes générales de la vie humaine, laissant chacun de nous libre d’achever, l’ébauche au gré de ses instincts, de ses habitudes et de ses croyances personnelles. Dès la première page, notre auteur nous en avertit en toute franchise : il faut renoncer à l’espoir d’une morale scientifique qui puisse se substituer entièrement à la morale ordinaire : la science ne remplace pas nécessairement ce qu’elle renverse ; le dévot qui se convertit à la science ne doit attendre d’elle ni dogme ni culte en échange de ceux qu’il abjure.

Cependant une morale scientifique n’est pas seulement pour M. Guyau une science des mœurs, l’analyse et l’histoire de la moralité humaine. C’est bien d’une science pratique qu’il s’agit, d’une science de préceptes, d’une morale en un mot, puisque aussi bien ce que nous attendons d’une morale, c’est quelle prescrive ou du moins conseille notre conduite. Mais cette idée même d’une science de préceptes est-elle bien scientifique ? M. Guyau ne se le demande pas. — Peut-être Schopenhauer soutenait-il avec raison que la seule science possible en morale, c’est la science des mœurs. Celle-là se contente de décrire la moralité sans la commander ni la recommander : elle analyse, elle ne prêche pas. — On pourrait comprendre encore d’une autre façon une morale scientifique. Si vous prenez pour accordé qu’une certaine fin est désirable, par exemple le bonheur individuel ou le bonheur de l’humanité, vous pourrez déterminer scientifiquement l’ensemble des moyens les plus propres à atteindre cette fin ; mais vous ne serez nullement autorisé à identifier cet art avec la morale proprement dite, tant que vous n’aurez pas démontré que la fin à laquelle il se rapporte est vraiment désirable, et qu’elle se confond avec l’objet de la moralité. Ce postulat est-il susceptible d’une démonstration scientifique ? On ne voit pas bien comment on pourrait démontrera quelqu’un qu’une chose est désirable, quand il ne la désire pas. La science constate ce qui est. Une science impérative est une impossibilité. Demander une morale qui soit une science, c’est demander l’impossible.

1. Le plan du livre de M. Guyau n’apparaît pas très nettement ; et quand on essaie de se représenter dans son ensemble, de « dresser en pied » cette morale sans obligation ni sanction qu’il y esquisse, on a peine à en démêler les proportions et les contours. Ne cherchons pas ici un système : les quatre parties dont l’œuvre se compose sont moins quatre chapitres que quatre articles. La commune inspiration qui les pénètre donne seule à l’œuvre son unité.

Guyau traite successivement du mobile moral au point de vue scientifique ; des divers essais pour justifier métaphysiquement l’obligation ; de la critique de l’idée de sanction ; et des derniers équivalents possibles du devoir. Les raisons de cette division et de cet ordre ne sont pas très faciles à découvrir. Il semble, par exemple, que la critique des théories métaphysiques du devoir serait mieux placée au début même du livre, puisqu’elle a, en quelque sorte, pour effet de déblayer le terrain où doit s’élever la morale positive et scientifique. De même la première et la dernière partie ne sont-elles pas les deux moitiés inséparables d’une seule et même théorie, celle qui s’efforce de trouver dans les faits le principe ou l’équivalent du devoir ? Enfin la critique de l’idée de sanction, là où M. Guyau l’a mise, interrompt, ce semble, la continuité des idées ; sa vraie place serait sans doute à la fin du livre, immédiatement avant la conclusion. Cette partie a d’ailleurs paru ici même ; les lecteurs de la Revue philosophique en oui certainement gardé le souvenir.

Guyau étudie d’abord le devoir à titre de fait. C’est, selon lui, non une idée mais un penchant : une force irrationnelle et mystérieuse, comme celle de tous les instincts. Dans une analyse où les faits abondent, il distingue les différentes formes du sentiment moral, impulsion ou répression subite et tension constante. A vrai dire, ce sentiment est moins un instinct particulier que le caractère dont peuvent se revêtir tous les instincts pourvu qu’ils remplissent ces trois conditions, 1° être à peu près indestructibles, 2° être à peu près constants, 3° être liés à l’intérêt de la conservation de l’espèce. Aussi s’attache-t-il à peu près exclusivement à l’instinct social, bien qu’il puisse accompagner aussi l’instinct esthétique. On peut mème concevoir que dans une société d’avares qui s’exciteraient mutuellement à l’avarice naîtrait bientôt « un devoir de parcimonie aussi fort comme sentiment que bien d’autre devoirs. » M. Guyau croit trouver la contre-épreuve de cette théorie dans l’évolution historique de la moralité humaine : c’est, selon lui, aux devoirs positifs de charité que s’est d’abord attaché le sentiment du devoir.

Quelle est l’origine de ce sentiment ? L’école hédoniste ou utilitaire croit le trouver dans la conscience du plaisir et dans le désir qui en résulte ; mais il a une source plus profonde que le plaisir et la conscience même ; il a sa source dans la vie. Sans doute le plaisir et la douleur sont les ressorts visibles de la vie consciente ; mais la conscience n’embrasse pas la vie tout entière, « L’action sort naturellement du fonctionnement de la vie en grande partie inconsciente ; » son vrai but c’est la vie même ; et la morale peut se définir : la science qui a pour objet tous les moyens de conserver ou d’accroître la vie matérielle ou intellectuelle. Or la plus haute intensité de la vie a pour corrélatif nécessaire sa plus large expansion. C’est ce que M. Guyau démontre dans une admirable élude des diverses formes de la fécondité vitale. « Vie, c’est fécondité. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir : la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine. »

Dans cette conscience de la fécondité qui demande à se dépenser est, d’après M. Guyau, la première origine du devoir. « Le devoir n’est autre chose qu’une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner. Pouvoir agir, c’est devoir agir. » De même, les idées et les sentiments supérieurs exercent une pression irrésistible sur l’activité humaine, parce qu’ils n’existent qu’à moitié tant qu’ils ne s’épanchent pas au dehors.

Toutes ces analyses donnent fort à penser : nous ne savons si elles convaincront les partisans de l’idée rationnelle du devoir. Vous avez montré, pourraient-ils dire, que le devoir apparaît dans la conscience tantôt comme une force d’impulsion, tantôt comme une force d’arrêt ; et vous n’avez pas eu de peine à prouver que tout sentiment, tout instinct un peu puissant est capable de jouer ce double rôle. Vous en concluez que le devoir n’est pas autre chose que ce caractère impulsif ou répressif de tout mobile énergique et persistant. Mais de ce qu’un instinct peut ressembler au devoir dans son mode d’action et même être confondu avec lui par une conscience ignorante et irréfléchie, il ne s’ensuit pas que le devoir lui-même ne soit qu’un instinct. Le devoir n’est rien, ou il est l’affirmation intellectuelle d’une nécessité idéale, de la nécessité du meilleur ; et si après cela cette affirmation influe sur la conduite de l’homme, tantôt le porte à l’action, et tantôt l’en détourne, c’est que la raison dans l’homme touche à la sensibilité et à la volonté. Ainsi l’idée devient sentiment, et le sentiment mobile. Ce n’est pas parce qu’une force irrésistible nous entraîne à l’action que nous y voyons un devoir ; c’est bien plutôt l’idée du devoir qui détermine en nous cette force même. Tant que cette idée n’est pas apparue, l’homme peut être bon ; il n’est pas encore vertueux ; il n’est pas encore né à la vie morale.

2. Mais il ne suffit pas de décrire et d’expliquer le sentiment moral. A la morale vulgaire, le « préjugé du bien » suffit ; pour le philosophe, le devoir lui-même n’est pas dispensé de donner ses raisons. Bien mieux, si l’intelligence ne réussit pas à légitimer à ses propres yeux le devoir, elle le supprimera par cela même. « Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. » Au risque de détruire on tout au moins d’altérer l’instinct moral, efforçons-nous, avec M. Guyau, de le justifier en le rendant conscient de lui-même.

Ici commence l’examen des divers essais pour justifier métaphysiquement l’obligation. Mais il est clair a priori que si l’idée psychologique du devoir a les caractères et l’origine que nous venons de lui assigner, il faudrait le plus invraisemblable des hasards pour qu’elle correspondît à quelque réalité métaphysique. On pourrait même se demander si le mot devoir a le même sens appliqué à l’apparence subjective de l’obligation et à son fondement objectif. Aussi tout philosophe qui admettra les précédentes analyses renoncera sans doute à chercher la justification métaphysique du devoir ; ou, s’il y persiste, c’est que ses analyses mêmes auront, à son avis, joué à la surface de l’idée sans pénétrer jusqu’au fond. Il est donc trop tard, à notre sens, pour faire le procès de la métaphysique des mœurs ; la cause est déjà entendue et jugée.

Pourtant cette partie du livre de M. Guyau est celle qui contient les plus grandes beautés. Il est telle page qu’on ne peut lire sans une sorte de saisissement croissant, comme si on se sentait emporté de sommets en sommets à ces hauteurs où l’on défaille dans l’air trop rare et où la lumière trop vive éblouit. Nulle part peut être il n’a si largement déployé les merveilleuses qualités de son esprit, une pensée tour à tour ingénieuse et profonde, l’imagination la plus originale et la plus vive, une sensibilité d’une exquise et presque douloureuse délicatesse. Mais la contradiction secrète qui pèse sur l’œuvre est plus sensible ici que partout ailleurs.

Quel est, à tout prendre, le dessein de M. Guyau ? C’est sans doute de montrer qu’une morale positive est possible, qu’elle est même la seule possible aux yeux d’une raison formée à l’école de la science. Aussi reproche-t-il à tous les systèmes métaphysiques de laisser le problème moral au point où ils le trouvent ; et pourtant voici la conclusion de sa critique « c’est qu’une morale exclusivement scientifique ne peut donner une solution définitive et complète du problème de l’obligation morale. Il faut toujours dépasser l’expérience. Les vibrations lumineuses de l’éther se transmettent de Sirius jusqu’à mon œil, voilà un fait, mais faut-il ouvrir mon œil pour les recevoir ou faut-il le fermer ? On ne peut pas à cet égard tirer une loi des vibrations mêmes de la lumière. De même, ma conscience arrive à concevoir autrui, mais faut-il m’ouvrir tout entier à autrui, faut-il me fermer à moitié, — c’est là un problème dont la solution pratique dépendra de l’hypothèse personnelle que j’aurai faite sur l’univers et sur mon rapport avec les autres êtres. »

Mais, ce problème que la morale scientifique est impuissante à résoudre, est-ce donc autre chose que le problème moral par excellence ? Si elle ne résout pas celui-là, elle n’est pas une morale. Et, d’autre part, à quelle hypothèse pourrai-je personnellement m’arrêter, quand la critique de toutes les hypothèses, telle que vous l’avez faite vous-même, m’en a déjà démontré, je ne dis pas l’incertitude, mais l’invraisemblance ou même l’impossibilité ? Quel recours reste-t-il donc à la pauvre conscience humaine ? Et que fera-t-elle sinon peut-être de se remettre à la suite de la coutume et de l’instinct, si toutefois elle en a le courage, maintenant que la science l’a éclairée sur ce que peuvent valoir de pareils guides ?

Ainsi la métaphysique dogmatique, voudrait trouver dans la nature même des choses la justification du devoir. M. Guyau prouve éloquemment la vanité de ses efforts. L’hypothèse la plus probable dans l’état actuel des sciences, ce n’est ni l’optimisme ni le pessimisme, c’est l’indifférence de la nature. Mais hélas ! cette hypothèse a précisément pour effet de nous désintéresser du devoir : comment l’intelligence prendrait-elle au sérieux une autorité qui n’a point de fondement dans la vérité, je veux dire dans la nature des choses ?

Serons-nous du moins plus heureux, en nous interdisant toute échappée métaphysique et en cherchant dans la seule raison le fondement du devoir ? La raison, dit-on, est en possession d’une loi morale certaine, absolue, apodictique et impérative. Qu’importe si nous ne sommes jamais sûrs de la connaître en son véritable contenu ? Et combien de fois ce contenu n’a-t-il pas changé dans le cours de l’histoire morale de l’humanité ?

Le kantisme croit sauver le devoir en le concentrant tout entier dans l’intention. Mais « un être humain ne se résignera jamais à poursuivre un but en se disant que ce but est au fond indifférent, et que sa volonté seule de le poursuivre a une fin morale : cette volonté s’affaissera aussitôt et l’indifférence passera des objets jusqu’à elle-même ».

Chassée de la certitude, la morale se réfugie dans la foi ; bien mieux la foi morale se substitue de plus en plus à la foi religieuse. Le devoir de croire à Dieu est remplacé par le devoir de croire au devoir.

Ce n’est pas sans un sentiment d’anxieuse curiosité que l’on voit M. Guyau poursuivre la morale du devoir dans ce dernier retranchement. Mais est-ce bien une certaine morale que ses coups atteignent ou n’est-ce pas la morale même ?

Le devoir de croire au devoir n’est à ses yeux qu’une tautologie ou un cercle vicieux. « On pourrait dire aussi : il est religieux de croire à la religion, moral de croire à la morale, etc. : soit, mais qu’entend-on par devoir, par morale, par religion ? Tout cela est-il vrai, c’est-à-dire tout cela correspond-t-il à une réalité ? » Et il ajoute : « peut-être la science a-t-elle de la peine à fonder pour son compte une éthique au sens strict du mot, mais elle peut détruire toute foi morale qui se croit certaine et absolue. Insuffisante parfois pour édifier, elle a une force dissolvante incalculable. »

Aussi est-ce en définitive le scepticisme qui l’emporte ; mais M. Guyau est-il bien conséquent avec lui-même, lorsqu’il prétend faire de ce scepticisme un devoir ? « Doute oblige, si on peut dire que foi oblige. » Comment le doute créerait-il un devoir, quand on doute qu’il y ait un devoir au monde ? « Dans le domaine de la pensée, dit encore M. Guyau, il n’y a rien de plus moral que la vérité ; et quand on ne la possède pas de science certaine, il n’y a rien de plus moral que le doute. » — Mais si la vérité c’est qu’il n’y a rien de moral, en quel sens peut-on dire que la vérité est elle-même morale ? — Que le devoir nous commande de douter des choses douteuses, à la bonne heure : mais ce commandement même n’a de sens et d’autorité que s’il n’est pas douteux qu’il y ait un devoir. Si le devoir est douteux, il se détruit lui-même ; et le doute et la croyance s’égalent désormais l’un à l’autre dans une commune indifférence morale.

Cependant ne peut-on trouver dans le doute même le fondement de la morale comme Descartes a cru trouver dans le doute le fondement de la métaphysique ? C’était, on s’en souvient, l’espoir de M. Fouillée dans sa critique des systèmes de morale contemporains. Tout en rendant justice à cette hardie tentative, M. Guyau fait à la doctrine des objections qui se rencontrent en partie avec celles que nous lui avons adressées ici même. Il croit comme nous que l’inconnaissable ne peut exercer une influence sur notre conduite, que si nous le figurons dans notre pensée sous les traits de quelque idéal. Le vrai principe de la morale esquissée par M. Fouillée, ce n’est pas, selon M. Guyau, le fond inaccessible des choses ; c’est bien plutôt la nature ouverte et communicable de l’intelligence humaine. Seulement M. Fouillée n’est pas descendu assez avant : l’altruisme intellectuel a sa racine dans l’altruisme émotionnel. « La sympathie des sensibilités est le germe de l’extension des consciences : comprendre, c’est au fond sentir ; et comprendre autrui, c’est se sentir en harmonie avec autrui. »

Peut-être cependant, si la doctrine de M. Guyau fait mieux voir les origines naturelles du désintéressement moral, celle de M. Fouillée lui assigne un fondement plus rationnel ; peut-être l’unique moyen de légitimer la moralité aux yeux de l’intelligence qui peut seule la reconnaître comme elle seule a pu la mettre en question, c’est de montrer que la moralité a sa raison dans l’intelligence elle-même.

Dans son passage à travers les systèmes, M. Guyau n’a donc fait qu’amonceler les ruines. On se rappelle involontairement le mot de Pascal : « nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abimes. » On n’en est que plus surpris d’entendre M. Guyau déclarer, comme on s’en souvient, que la solution pratique du problème moral dépendra de nos hypothèses personnelles sur l’univers et sur nos rapports avec les autres êtres, hypothèses métaphysiques au premier chef. Comment pourrons-nous donner une solution pratique à un problème que nous saurons, grâce à lui, théoriquement insoluble ? Ou la philosophie morale n’a aucune raison d’être, ou son office est de préparer cette solution pratique par l’examen des données théorique dentelle dépend. Si tout son rôle se borne à nous dire : croyez ce que vous voudrez et agissez comme il vous plaira, nous pouvons aisément nous passer de ses avis, car elle nous laisse tout juste aussi ignorants et incertains qu’avant de l’avoir consultée.

3. Voyons du moins quels équivalents du devoir nous propose la morale scientifique ou positive de M. Guyau.

Le premier est tiré du plaisir du risque et de la lutte. Toute activité énergique et surabondante cherche et provoque le danger. Vivre, agir, c’est se risquer. « Le péril affronté pour soi ou pour autrui, intrépidité ou dévouement, n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle : c’est cette vie même portée jusqu’au sublime. »

Mais M. Guyau ne se dissimule pas sans doute l’insuffisance de cet équivalent. Outre que le plaisir du risque et de la lutte s’attache aux grands crimes plus sûrement peut-être qu’aux grandes vertus, que dira-t-il au cœur des faibles, des timides ? Que ceux-là se rassurent. « Plus nous irons, plus l’économie politique et la sociologie se réduiront à la science des risques et des moyens de les compenser, en d’autres termes à la science de l’assurance, plus la science morale se ramènera à l’art d’employer avantageusement pour le bien de tous le besoin de se risquer qu’éprouve toute vie individuelle un peu puissante. » En un mot « on tâchera de rendre assurés et tranquilles les économes d’eux-mêmes, tandis qu’on rendra utiles ceux qui sont prodigues d’eux-mêmes. » Quel sera cet on perspicace et tout-puissant qui utilisera ainsi toutes les aptitudes pour satisfaire tous les goûts ? Il fait vrai- ment envie de vivre sous l’empire de ce compensateur universel. Par malheur, M. Guyau oublie de nous dire comment la société future, car c’est d’elle qu’il s’agit, pourra contenter ainsi tout le monde. Fourier était plus explicite.

C’est que le principe même sur lequel M. Guyau veut fonder la morale positive, le principe de « la plus grande intensité de la vie », est plus vague et plus flottant encore que le fameux principe benthamiste du « plus grand bonheur ». S’il est une notion obscure et équivoque, c’est à coup sûr celle delà vie, puisqu’elle confond dans son unité le jeu mécanique des organes et l’activité sentante de la conscience sans qu’on ait encore réussi à découvrir le passage de l’un de ces termes à l’autre. Comment comparer entre elles et mesurer les différentes formes de la vie ? Est-il même scientifiquement démontré que l’intensité de la vie soit supérieure à la durée ? Par une ironie singulière, la loi la plus générale de la vie est une loi ambiguë, une loi d’équilibre instable ; l’activité vitale tantôt augmente et tantôt diminue en s’exerçant : ou plutôt, là où elle surabonde, elle peut se dépenser sans mesurer ; la dépense même est pour elle un gain ; là où elle est insuffisante, la moindre action est une perte peut-être irréparable. C’est le mot de l’Evangile : « Quiconque a déjà, on lui donnera encore ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a. » Aurons-nous donc deux doctrines ; l’une pour les forts, l’autre pour les faibles ? Zénon et Epicure se partageront-ils à l’amiable l’humanité ? Que devient alors la morale fondée sur les faits ? Une morale à double face, sorte de Janus qui dit aux uns : « Economisez-vous, car vous êtes pauvres ; votre devoir est de vous ménager » ; et aux autres : « Prodiguez-vous, car vous êtes riches ; votre devoir est de vous dépenser. » Compensation, soit. Ne vaudrait-il pas mieux l’égalité ?

Reste enfin la suprême ressource, l’équivalent tiré du risque métaphysique de l’hypothèse.

« Si je veux accomplir un acte de charité pure et définitive, et que je veuille justifier rationnellement cet acte, il faut que j’imagine une éternelle charité présente au fond des choses et de moi-même. » Illusion, dira-t-on peut-être. Qu’importe ? « Ne demandez pas aux théories métaphysiques d’être vraies, mais de le devenir. Une erreur féconde est plus vraie au point de vue de l’évolution universelle qu’une vérité trop étroite et stérile. »

Ici je ne puis m’empêcher de me rappeler cette autre parole de M. Guyau. « La vérité ne vaut pas toujours le rêve, mais elle a cela pour elle qu’elle est vraie : dans le domaine de la pensée, il n’y a rien de plus moral que la vérité. El quand on ne la possède pas de science certaine, il n’y a rien de plus moral que le doute, » J’ai peine à mettre d’accord ceci avec cela. C’est que le doute, dira peut-être M. Guyau, s’il exclut la foi, n’exclut pas, à mes yeux, l’hypothèse et l’action. Dans le doute, abstiens-toi de juger et d’agir. C’était la devise des pyrrhoniens ; c’est encore celle de la sagesse populaire. M. Guyau dirait bien plutôt : dans le doute, risque-toi. « Je ne vous demande pas de croire aveuglément à un idéal, je vous demande de travailler à le réaliser. Sans y croire ? Afin d’y croire. Vous le croirez quand vous aurez travaillé à le produire. » Pascal avait déjà dit quelque chose d’approchant. « C’est en faisant tout comme s’ils croyaient. Naturellement même, cela vous fera croire. » Ainsi va le monde. Si Pascal vivait de nos jours, il transposerait sa méthode de la religion dans la morale.

Mais, encore une fois, quel est cet idéal qu’on nous invite à réaliser ? M. Guyau semble quelquefois nous le décrire sous les traits d’un amour universel ; mais il ne prétend pas nous recommander cette conception de préférence à une autre. Que chacun se fasse la sienne : « pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs lois possibles, par exemple celle de Bentham et celle de Kant ? Plus il y aura de doctrines à se disputer le choix de l’humanité, mieux cela vaudra. »

Toutes les hypothèses imaginables sont-elles donc philosophiquement équivalentes, et la science morale n’a-t-elle aucun critérium qui puisse diriger notre choix ? Sont-elles toutes également vraisemblables ou également fécondes ? Supposé que l’une d’entre s’ajuste plus aisément à l’ensemble de nos connaissances positives, ne devrons-nous pas la préférer comme la plus probable ? et si un même voile d’incertitude les recouvre toutes, celles-là ne méritent-elles pas surtout notre choix qui ouvrent à noire activité un champ plus vaste en prolongeant, pour ainsi dire, par-delà le monde des phénomènes, cette loi de vie et d’amour où la science même nous a fait voir la seule règle de moralité qu’elle autorise ? Il appartient à la philosophie de discuter au moins ces problèmes : elle ne peut s’y refuser sans abdiquer ; et n’est-ce pas en effet l’abdication au profit de l’anarchie morale que M. Guyau lui propose ?

En résumé, si l’on cherche dans le livre des impressions, on sera satisfait au-delà de son attente : il en est peu qui pénètre aussi profondément dans l’âme ; il la remue, il la trouble, il fait remonter à sa surface tout un infini de sentiments et d’idées. Mais si l’on y cherche une doctrine, peut-être sera-t-on déçu. L’auteur a-t-il voulu prouver la possibilité ou l’impossibilité d’une morale positive et scientifique ? On se le demande presque après l’avoir lu ; et son œuvre, obscure et sublime par endroits, comme une trop fidèle image de la condition humaine, a pour l’esprit l’attrait irritant d’une énigme.

 

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