(Critique) Jean-Marie Guyau, La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines

Une critique de Emile Boirac

Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 6 (JUILLET A DÉCEMBRE 1878), pp. 513-522, pp. 646-648.

 

Dans un mémoire couronné par l’Académie des sciences morales et politiques, M. Guyau avait présenté l’histoire et la critique des théories utilitaires depuis Epicure jusqu’à nos jours. C’est la première partie de ce travail considérable qu’il publie aujourd’hui, refondue et complétée, en attendant la seconde dont il annonce la publication prochaine sous le titre de la Morale anglaise contemporaine (Evolution et Darwinisme).

De même que Pascal, selon la remarque de Sainte-Beuve, a vu dans Epictète et Montaigne « les deux chefs de file de deux séries qui, poussées jusqu’au bout, ramassent en effet tous les philosophes, » l’auteur de ce livre, se plaçant au point de vue de la pratique, de la vie morale et sociale, qui tend, selon lui, à dominer de plus en plus la pensée moderne, et qui est aussi le point de vue de Pascal, réunit dans l’épicurisme et oppose au stoïcisme toutes les doctrines de tous les temps qui, enfermant l’homme tout entier dans la nature, et par là j’entends la sphère des phénomènes où se bornent notre expérience et notre action au moins extérieures, lui assignent le plaisir, le bonheur ou l’intérêt personnel pour fin unique et suprême. « Partout, dans la théorie et dans la pratique, nous trouvons en présence deux morales qui s’appuient sur deux conceptions opposées du monde visible et du monde invisible. Ces deux doctrines se partagent la pensée, se partagent les hommes. La lutte ardente entre les épicuriens et les stoïciens, qui dura autrefois pendant cinq cents ans, s’est rallumée de nos jours et s’est agrandie. » Elle s’agrandira même, selon notre auteur, de plus en plus, à mesure que les préoccupations sociales l’emporteront sur les préoccupations religieuses, et la morale sur la métaphysique. Quel problème en effet plus poignant pour l’humanité que celui-ci dont dépendent la conduite et la vie même ? — « Le devoir proprement dit existe-t-il ? La moralité proprement dite existe-t-elle ? Avons-nous du mérite à faire ce que nous croyons le bien ? — Ou, en fait, devoir, moralité, mérite sont-ils simplement des expressions plus ou moins figurées que l’humanité a fini par prendre au sens propre ? Faut-il remplacer le devoir par l’intérêt commun, la moralité par l’instinct, par l’habitude héréditaire ou par le calcul, le mérite de l’action par la jouissance de l’objet même en vue duquel on agissait ? »

Ainsi entendue, l’histoire de l’épicurisme présente une sorte d’intérêt dramatique. D’une part, en effet, elle reproduit devant nous toutes les phases, toutes les péripéties du combat éternel que se livrent les deux tendances rivales de l’esprit et du cœur humain et les deux groupes d’écoles qui les représentent l’une et l’autre à travers les âges : elle nous donne comme l’émotion d’un duel où nous serions à la fois spectateurs et parties, car c’est notre destinée même qui est en jeu. D’autre part, cette histoire, en même temps qu’elle prend sa place dans l’histoire générale de la philosophie, dont elle nous fait mieux voir l’ensemble et l’unité, devient ainsi elle-même un tout organique et vivant dont nous suivons de siècle en siècle et d’école en école l’évolution continue et progressive, et dont nous reconnaissons toujours, au milieu de variations et de complications sans cesse croissantes, l’intime et persistante identité. L’épicurisme est donc ainsi comme une même pensée, on pourrait dire une même action philosophique, déjà ébauchée avant Epicure, qui se noue, en quelque sorte, entre ses mains et qui grandit et se continue, malgré quelques interruptions plus ou moins longues, à travers l’antiquité, le moyen âge et la Renaissance jusqu’à l’époque moderne où Gassendi la renoue et où elle se transforme et se développe dans les théories de Hobbes, de La Rochefoucauld, de Spinoza même, d’Helvétius, de La Mettrie, de d’Holbach, de d’Alembert et de Volney, comme aussi dans celles de l’école anglaise, Bentham, Stuart Mill, Darwin, Herbert Spencer. S’il est en effet une idée qui inspire tout cet ouvrage et qui soit comme l’âme même de sa méthode, c’est l’idée de révolution ou du progrès.

Dans un remarquable avant-propos, M. Guyau distingue deux méthodes d’exposition des systèmes. L’une, trop fréquemment employée jusqu’ici, non-seulement en Allemagne et en Angleterre, mais surtout en France, traite tous les systèmes comme autant de choses mortes qu’il s’agit de disséquer selon des règles fixes et par des procédés uniformes. « On les dresse plus ou moins d’après le même plan, on pose à chaque auteur une série de questions toujours les mêmes sur les points principaux auxquels on a réduit d’avance toute la philosophie, » et, recueillant ses réponses, on obtient ainsi un résumé, une table des matières de ses doctrines. A cette méthode de dissection ou « d’anatomie », M. Guyau oppose ce qu’on pourrait appeler dans le sens strict du terme une méthode de régénération, ou, comme il dit lui-même, « d’embryogénie, » celle qui engendre, pour ainsi dire, à nouveau les systèmes et, leur rendant le mouvement et la vie, les fait repasser par tous les degrés de leur développement primitif. Seule, cette méthode fait de l’histoire de la philosophie une œuvre de science et d’art tout à la fois : « de science, en tant qu’elle étudie la pensée et ses lois, c’est-à-dire la vie dans sa manifestation la plus élevée ; d’art, en tant qu’elle s’efforce de reproduire cette vie intellectuelle en son activité et sa plénitude. »

Guyau, avant d’appliquer lui-même à l’histoire de l’épicurisme cette belle et difficile méthode, essaye de nous en découvrir les secrets. Le premier, le plus important, c’est qu’il faut chercher et saisir l’idée maîtresse de chaque doctrine, celle qui en est le point central et lui donne son caractère personnel, son unité et sa vie, la mettre en relief, et éclairer pour ainsi dire, à sa lumière, toutes les parties du système. Une fois en possession des principes, l’historien peut reconstituer l’ensemble de la doctrine, comme le psychologue et le romancier construisent un caractère : il lui suffit pour cela de déduire de l’idée maîtresse toutes les conséquences qu’elle enferme et qui en sont progressivement sorties sous une double influence, d’abord celle de « la réflexion intérieure qui, telle ou telle idée féconde une fois donnée, tend à la développer dans le sens de la stricte logique » ; puis celle du milieu historique où elle est née et que révèle l’analyse des textes, milieu résistant qui, par les obstacles mêmes qu’il oppose à la marche de la pensée, accroît son énergie et sa souplesse, et la force à infléchir ou à multiplier ses voies.

On pourrait comparer cette méthode à celle que M. Zeller assigne à l’histoire de la philosophie. L’illustre historien de la philosophie grecque veut, lui aussi, que, dans la recherche de l’organisation interne des systèmes, on se préoccupe avant tout d’en déterminer l’idée directrice et la loi d’évolution. Mais il semble faire une moins large part à la déduction et à la synthèse a priori. Aussi, comme le remarque M. Boutroux, si son œuvre fait éprouver une impression de clarté, de précision, de rigueur vraiment scientifiques, en revanche, elle nous laisse absolument impassibles ; les systèmes nous semblent étrangers, indifférents, comme s’ils appartenaient à un monde disparu. « L’auteur s’est interdit de ressusciter son modèle. » M. Guyau croit au contraire que l’historien doit non-seulement nous faire connaître les systèmes, mais nous les rendre vivants et sympathiques ; et qu’il lui faut pour cela les assimiler à son propre esprit par une sympathie sérieuse et profonde, les animer et les développer au-dedans de soi-même avec sa propre vie et sa propre pensée. Cette méthode nous semble bien plutôt, comme M. Guyau le laisse entendre lui-même, un des aspects de la méthode de conciliation. En effet, selon M. Fouillée, pour concilier les systèmes, il faut les comprendre, et, pour les comprendre, il faut les repenser, les refaire en s’attachant moins à la lettre qu’à l’esprit.

Rien de plus séduisant que cette méthode de reconstruction, mais aussi, rien de plus périlleux, si elle n’est sans cesse soutenue et contrôlée par une connaissance exacte et un respect scrupuleux des textes et des faits. Sans une vérification incessante et minutieuse, elle ne tarderait pas à convertir l’histoire en fiction et à lui faire perdre en vérité ce qu’elle lui ferait gagner en beauté. Grâce à sa profonde érudition, M. Guyau nous semble avoir presque entièrement évité cet écueil. Il possède en effet à un degré rare toute la bibliographie de l’épicurisme : aucun texte important ne lui échappe, et ses assertions les plus originales et les plus hardies sont toujours accompagnées de preuves tirées des sources mêmes.

De toutes les doctrines de l’antiquité, nulle peut-être plus que l’épicurisme ne demandait à être abordée par un esprit ouvert et sympathique, disposé non à la réfuter ou à la déprécier, sous prétexte de l’exposer, mais tout au contraire à la comprendre, à s’y intéresser, à mettre en lumière la part de vérité qu’elle pouvait contenir, à lui rendre en un mot sa réalité et sa vie. C’est que nulle doctrine n’avait encore rencontré des juges plus prévenus, presque tous indifférents ou hostiles. La condamnation sommaire que Cicéron a portée contre elle semblait sans appel. M. Guyau, selon l’expression du Rapport académique, a démontré que, sur bien des points, le procès d’Epicure est à recommencer. La plupart des historiens de la philosophie se sont trop souvenus qu’ils philosophaient aussi pour leur compte : ils ont eu rarement assez d’abnégation pour oublier leurs doctrines en exposant celles des écoles opposées : de là une certaine incapacité de comprendre les idées de leurs adversaires et une tendance à les présenter sous un jour qui les rapetisse et les déforme. Qu’un de ces historiens fasse plus tard autorité : ses arrêts ne seront pas révisés -, ils se perpétueront indéfiniment, tant qu’un esprit libre et consciencieux ne refusera pas d’y acquiescer sans avoir de nouveau consulté toutes les pièces du procès.

Il n’est donc pas étonnant qu’Epicure, tel que M. Guyau nous le présente, paraisse, comme dit le Rapport cité plus haut, un Epicure renouvelé et singulièrement idéalisé. Pour nous, nous ne saurions nous en plaindre. Nous trouvons un véritable charme à voir cette vieille figure effacée et ternie reprendre son caractère et son lustre, et il ne nous déplaît pas de découvrir enfin un système sérieux et non une insignifiante rapsodie dans une des plus populaires doctrines de l’antiquité.

Peut-être, il est vrai, dans sa réaction contre l’indifférence ou l’hostilité de la vieille critique, M. Guyau a-t-il vu et fait voir un peu exclusivement les beaux côtés de l’épicurisme, jugeant sans doute « que la grande critique n’est pas celle des défauts, mais celle des beautés. » Peut-être même semble-t-il parfois le favoriser avec une certaine partialité au détriment de son éternel antagoniste, de ce stoïcisme sous lequel il range sommairement, et de gré ou de force, tout un monde de doctrines philosophiques, sociales et religieuses bien diverses. Mais deux choses me rassurent. D’abord, ce livre ne contient point d’appréciation définitive ; le dernier mot est réservé, qui doit mettre chaque détail en sa place et prononcer sur le tout. En attendant, peut-il être défendu à l’historien d’insister moins sur les vérités absentes que sur les vérités présentes, et doit-on lui savoir mauvais gré d’avoir rendu l’épicurisme plus intelligible et plus aimable, en l’assimilant à sa propre pensée si vivante et si sympathique ? Tout au contraire, cette largeur d’esprit compréhensive et conciliante, qui a permis ainsi à l’auteur de s’identifier avec le système, est à mes yeux un sûr garant que, s’il exposait à leur tour, comme il faut espérer qu’il le fera plus tard, les doctrines qui regardent de « l’autre côté » des choses, il pénétrerait aussi profondément dans leur vérité intime et la manifesterait avec autant de puissance et de chaleur.

L’ouvrage de M. Guyau peut se diviser en deux parties principales : Les trois premiers livres sont consacrés à l’épicurisme ancien ; le quatrième et dernier, aux successeurs modernes d’Epicure.

La première partie traite successivement des plaisirs de la chair, des plaisirs de l’âme, et des vertus privées et publiques. Elle nous paraît surtout remarquable par l’art extrême et parfois subtil avec lequel l’auteur a retrouvé ou introduit dans la morale épicurienne une liaison insensible d’idées qui s’engendrent et se soutiennent les unes les autres, une évolution, une progression harmonique et continue. Il semble qu’on assiste aux efforts de la doctrine pour s’élever, à partir des principes les plus humbles et les plus étroits, vers des conséquences sans cesse plus hautes et plus vastes, où puissent entrer et tenir toutes les régions de la pensée et de la vie.

Ainsi Epicure, dont le génie positif et utilitaire vise avant tout à la pratique, se demande d’abord quel est le but naturel et rationnel de l’activité humaine, et il répond : C’est le plaisir. La nature en effet, avant tout raisonnement, nous entraine vers la jouissance, et la raison confirme la nature, car d’où lui viendrait l’idée d’un bien abstrait, dépouillé de tout élément sensible, et quel pourrait être ce bien ? Le plaisir étant la fin suprême, tout s’y rapporte et n’a de valeur que par lui, les arts, les vertus, la science et la philosophie même. Reste à savoir quel est de tous les plaisirs le premier, le plus nécessaire. Une maxime souvent citée et rarement comprise nous le dit : c’est le plaisir du ventre, principe et racine de tout bien. Par là, Epicure a entendu dire, selon son ingénieux et original interprète, non que la jouissance produite par la nutrition est la jouissance parfaite et finale, mais qu’elle en est le commencement et le germe. M. Guyau rapproche avec raison les vues d’Epicure et de Métrodore des théories contemporaines qui font dériver du double instinct de la reproduction et de la nutrition l’ensemble des émotions et des inclinations humaines. Gomme la reproduction peut elle-même se réduire à la nutrition, ces théories sont au fond d’accord avec l’épicurisme sur ce point fondamental.

Guyau marque ensuite, avec un grand bonheur d’expressions, la différence qui sépare Aristippe et Epicure, et il montre quelle modification profonde introduit dans la morale épicurienne la considération des conséquences futures du plaisir : la doctrine de volupté changée en doctrine d’utilité, la part plus grande faite à l’intelligence par la nécessité de prévoir et de mesurer les plaisirs et les douleurs, à la liberté même par la possibilité de choisir entre les douleurs et les plaisirs et d’anéantir la force du plaisir présent par la pensée du bonheur futur, enfin à la beauté et à la moralité même par la conception d’un idéal d’ordre et d’harmonie dans la vie.

Mais les partisans du « plaisir quand même » ne pourront-ils pas objecter, comme ceux du devoir, que le bonheur échappe aux prises de l’homme et qu’en le cherchant on le fuit, s’il est vrai que les efforts dépensés pour l’atteindre excèdent les plaisirs mêmes qu’on y peut trouver ? De là une nouvelle et singulière évolution de l’épicurisme, « contraint, pour laisser le bonheur à la portée de tous, d’en exclure tout élément difficile à se procurer comme les richesses, le luxe, les honneurs, etc. » De là la célèbre distinction des trois sortes de désirs : naturels et nécessaires, naturels mais non nécessaires, ni naturels ni nécessaires. De là enfin le bonheur réduit à la satisfaction des besoins du corps, de la faim et de la soif, comme à sa seule condition indéclinable. Du pain et de l’eau, cela suffit c pour disputer de bonheur avec Jupiter même ».

Mais un tel état n’est-il pas le vide de l’âme ? Socrate compare les partisans d’Aristippe aux Danaïdes. Epicure, lui, « faute de pouvoir remplir l’insatiable tonneau, le met à sec. » C’est à cette objection que répond, selon M. Guyau, la confusion, si souvent reprochée à Epicure, du plaisir et de l’absence de douleur. Aristippe faisait du plaisir et de la douleur des mouvements, l’un rude, l’autre doux, et le repos était à ses yeux l’indifférence. D’après Epicure, au contraire, si le mouvement est le point de départ du plaisir, le repos en est le but. C’est quand l’organisme est en équilibre, en repos, qu’il y a absence de peine (άπονία), santé (ύγίεια). La douleur cesse avec l’équilibre et commence avec le mouvement auquel répond un mouvement en sens contraire, le désir. Quand l’équilibre est rétabli, alors meurent le désir et la douleur ; alors naît le plaisir. Le plaisir succède donc nécessairement à la douleur. Dès que les causes de trouble et de désordre sont supprimées, la santé, la tranquillité s’épanouissent dans l’âme et la remplissent d’une pure et calme jouissance. Les critiques qui font de l’ataraxie épicurienne une absolue impassibilité, semblable au sommeil et à la mort, se sont donc grandement mépris, s’il faut en croire M. Guyau. L’ataraxie suppose sans doute l’insensibilité par rapport à l’extérieur ; mais elle suppose en même temps que l’être, se possédant lui-même, trouve dans l’harmonie intérieure et stable de ses forces un plaisir permanent et « constitutif ». L’acte de vivre, le fait d’exister est par lui-même la source de toutes les jouissances. Qu’on admette ou qu’on rejette cette théorie singulièrement optimiste, M. Guyau nous semble avoir victorieusement prouvé que telle était bien la doctrine épicurienne.

Le livre suivant, le plus intéressant peut-être de l’ouvrage, traite des plaisirs de l’âme. Je ne sais si la distinction et la transition ne sont pas l’une et l’autre un peu artificielles, et si la dialectique épicurienne, dans ses tours et détours, ne revient pas sur ses traces. C’est en effet l’idée de la durée avec ses deux modes, passé et futur, qui nous fait passer des plaisirs du corps aux plaisirs de l’âme, et cette idée, elle a été déjà introduite dans le système qui ne pourrait sans elle s’élever au-dessus du cyrénaïsme. Quoi qu’il en soit, ces plaisirs de l’âme consistent, on le sait, dans le souvenir des jouissances passées ou dans l’espoir des jouissances futures ; ils peuvent coexister en nous avec les souffrances, les affaiblir, les effacer ; ils peuvent durer et se renouveler sans causes extérieures, par le seul effet de notre volonté ; ils peuvent s’accroître indéfiniment. Ils sont donc l’élément le plus important du bonheur, sinon le bonheur lui-même. Le souverain bien, c’est le calme et l’harmonie de l’âme. Ce qui trouble l’âme, voilà le mal ; et la grande cause de ce trouble, c’est la crainte, la triple crainte des dieux, de la fatalité et de la mort, La science en est le remède.

Par cet enchaînement naturel des idées, M. Guyau nous conduit habilement à l’examen des théories d’Epicure sur l’utilité et le rôle de la science dans la vie. Ces théories subordonnent plus étroitement peut-être encore que les philosophies positive ou critique la spéculation à la pratique et les recherches intellectuelles aux fins morales de l’humanité. Epicure en effet n’élève si haut la science que parce qu’elle délivre les âmes de la servitude religieuse ; mais en même temps il l’arrête à cette limite qu’elle ne pourrait franchir sans leur imposer une nouvelle servitude, la servitude du destin, plus pesante que celle des dieux. Tout son prix lui vient, non de ce qu’elle satisfait une inquiète et d’ailleurs insatiable curiosité, ou, comme le diront plus tard Bacon et Auguste Comte, de ce qu’elle donne à l’homme la faculté de prévoir et de modifier le cours spontané des phénomènes, mais de ce qu’elle dissipe à sa lumière tous ces fantômes divins créés par l’homme et dont il s’effraye, et lui montre la nature telle qu’elle est, avec ses lois fixées une fois pour toutes, qu’aucune puissance surnaturelle ne peut suspendre ni abroger.

D’un autre côté cependant, la science semble assujettir toutes choses à une inflexible nécessité : c’est du moins l’opinion de Démocrite et des stoïciens : ce sera plus tard l’opinion de tous les déterministes. Si tout dépend de causes qui se suivent les unes les autres à l’infini, comment sauvegarder l’indépendance de l’homme, condition de son bonheur même ? Ici se place, sous le titre de Contingence et Liberté, un des plus vigoureux chapitres de l’ouvrage, déjà publié dans cette Revue en juillet 1877. Nous ne pouvons mieux faire que d’y renvoyer le lecteur. — Ce phénomène au moins bizarre d’un philosophe matérialiste affirmant presque seul à son époque la liberté humaine et cherchant les racines mêmes de cette liberté dans une spontanéité inhérente aux éléments des choses aurait dû, ce semble, frapper l’attention des historiens de la philosophie : on n’y a vu qu’un accident insignifiant ou qu’une inconséquence ridicule. Pourtant comme M. Guyau le fait remarquer avec force, il faut concevoir le monde et l’homme sur le même type et ne pas admettre chez l’un ce qu’on rejette chez l’autre. Si le déterminisme régit le monde, il doit aussi régir l’homme. Pour que l’homme pût être libre, il faudrait qu’il y eût en toutes choses le germe d’une liberté semblable. Le clinamen est donc la part de la spontanéité, de l’initiative des êtres dans le monde. Il s’ajoute aux deux causes fatales du mouvement, le choc extérieur et la pesanteur intérieure. Nous portons en nous-mêmes, dans notre pouvoir de vouloir et de mouvoir, la preuve de sa réalité. Il a pour conséquence, au dehors de nous, la naissance et la dissolution d’une infinité de mondes ; au dedans de nous, la liberté. S’il est impossible ou absurde, notre liberté ne l’est pas moins, car elle lui est identique. Non-seulement il a contribué à produire le monde, mais il persiste dans son sein : sans cesse il y improvise de nouveaux mouvements, de nouvelles formes. Le hasard n’est que l’apparence sous laquelle il se manifeste à nous. Epicure chasse donc le déterminisme de partout, de la physique, de la logique, de la morale. La vérité n’est, selon lui, déterminée que dans le passé et le présent ; l’avenir ne peut se prévoir avec certitude. Enfin l’homme est responsable de ses actes, et le sentiment de son indépendance intime est le plus grand de tous les plaisirs. C’est par sa liberté qu’il peut s’élever au-dessus de la fortune et se retirer dans le souvenir ou l’espérance volontaires, comme dans un inviolable asile.

Assurément, cette théorie de la contingence et de la liberté ne manque pas de profondeur, et il est bien curieux de trouver dans Epicure un précurseur de Maine de Biran et des criticistes contemporains. Peut-être même, si le philosophe grec avait fait de la méthode subjective un usage plus large, aurait-il plus complètement substitué au mécanisme de Démocrite un dynamisme analogue à celui de la monadologie de Leibniz, dégagé toutefois de l’hypothèse de l’harmonie préétablie. La déclinaison du mouvement n’est-elle pas elle-même un phénomène extérieur, et ne suppose-t-elle pas une action immanente par laquelle l’être modifie ses propres états, s’arrache, pour ainsi dire, à son passé, et invente, par une sorte de création intérieure, un avenir nouveau et meilleur qu’il s’efforce aussitôt de réaliser ? Ce qui fait décliner le sage, n’est-ce pas l’idéal du bonheur qu’il se donne à lui-même pour fin à travers toutes les fluctuations de la vie ? — Le mouvement, déterminé ou indéterminé, ne serait ainsi que le dehors des choses : au dedans serait, comme dans l’homme, la spontanéité du désir et de la pensée et, par delà cette spontanéité même, la puissance indépendante et initiatrice de la volonté.

Le chapitre qui termine ce livre et qui contient l’exposition et l’appréciation de la théorie épicurienne de la mort abonde en réflexions ingénieuses ou éloquentes. Citons le rapprochement des idées d’Epicure et de Feuerbach sur l’immortalité, qui consiste, d’après eux, non dans la durée, mais dans l’intensité de la vie ; la réfutation faite par Epicure de la doctrine d’Hégésias sur le suicide, analogue à celle de Schopenhauer, et la distinction vraie et profonde que notre auteur établit entre la crainte puérile et lâche de la mort, la seule dont Epicure ait montré la vanité, et l’horreur légitime que l’anéantissement peut inspirer aux âmes les plus viriles et les plus désintéressées.

Dans le troisième livre, M. Guyau expose la morale pratique d’Epicure, sa théorie des vertus privées et publiques. Il a surtout mis en relief la conception épicurienne des deux grandes vertus sociales, la charité ou, pour parler comme les anciens, l’amitié et la justice. Comment l’épicurisme a-t-il pu sans se contredire admettre et expliquer le désintéressement de l’amitié ? Les curieux efforts de dialectique multipliés par le maître et ses disciples pour rendre compte du désintéressement par l’intérêt et faire naître l’abnégation de l’égoïsme annoncent et préparent en effet, comme le remarque M. Guyau, les subtiles analyses de la psychologie anglaise contemporaine. Avant Stuart Mill et Herbert Spencer, les épicuriens ont essayé d’expliquer la genèse des sentiments moraux par l’association des idées et l’habitude. Dans la question de la justice, Epicure nous apparaît comme un précurseur de Rousseau et de Bentham. La société civile repose, selon lui, sur un contrat, et ce contrat à son tour a pour objet l’intérêt public. L’autorité de la loi ne résulte donc pas seulement, comme l’ont prétendu les sophistes, de la force qui la sanctionne ; elle résulte bien plutôt de l’utilité commune qu’elle procure et garantit. Les pyrrhoniens ont eu tort de prétendre que la diversité et la variabilité des lois sont sans limites : car, s’il est des intérêts particuliers et variables, il en est aussi de généraux et permanents qu’aucune société ne peut méconnaître sans périr.

Après deux intéressants chapitres sur le progrès de l’humanité d’après Epicure et Lucrèce et sur la théorie épicurienne des dieux et de la piété, M. Guyau termine cette première partie de son ouvrage en faisant ressortir les analogies de l’épicurisme avec le positivisme moderne. Comme A. Comte, Epicure a réagi contre les spéculations a priori, contre la considération des causes finales, et il a substitué la méthode expérimentale aux tendances métaphysiques. Tous deux se sont efforcés de limiter les recherches de la science, l’un au nom du bonheur humain, l’autre au nom de l’impuissance humaine. Bien que celte appréciation un peu brève et qui se tait sur la comparaison des deux morales, nous semble vraie dans sa généralité, nous ne l’accepterions pas sans quelques réserves. Ainsi nous ne sommes pas parfaitement convaincus qu’Epicure ait mieux connu que ses contemporains la méthode expérimentale et moins usé et abusé des affirmations et des constructions a priori. Il ne nous paraît pas démontré non plus que les rapports de finalité, quelque difficile qu’en soit la détermination exacte et de quelque façon qu’on en explique l’existence, ne soient pas un objet de recherche légitime et nécessaire dans les sciences biologiques, morales et sociales. Nous avouons même ne pas concevoir comment un monde pourrait former un tout si les parties qui le composent n’étaient pas nécessairement adaptées entre elles, et nous croyons qu’il est chimérique de supposer qu’elles ne l’étaient pas tout d’abord, mais qu’elles ont fini par le devenir. Enfin l’esprit de l’épicurisme nous semblerait peut-être moins favorable aux progrès de la science que M. Guyau ne le laisse entendre. Le maître n’était-il pas indifférent à toutes les explications particulières, les seules qui puissent être scientifiquement positives, et n’avait-il pas réduit la physique, c’est-à-dire l’explication générale de la nature, à une sorte de catéchisme sommaire et immuable que ses disciples devaient apprendre par cœur et se transmettre de siècle en siècle ? A. Comte devait d’ailleurs l’imiter sur ce point : lui aussi a tenté de transformer la philosophie, telle qu’il l’avait organisée, en Credo, et d’établir dans les sciences mêmes une sorte d’orthodoxie.

Dans son histoire de l’épicurisme moderne, M. Guyau nous fait suivre, à partir de Gassendi, qui restaure simplement la doctrine, les transformations successives qu’elle subit entre les mains de Hobbes, de La Rochefoucauld, de Spinoza, d’Helvétius et des principaux philosophes du XVIIIe siècle. Il nous la montre se corrigeant, se complétant et parfois se dépassant elle-même, et, dans tous ses développements, faisant effort pour rester fidèle à son principe et conserver son unité. Ici encore se retrouve ce même art d’exposition qui donne aux systèmes les plus connus et souvent les moins compris une physionomie vivante et nouvelle. On en verra des exemples dans les chapitres consacrés à Hobbes et surtout à La Rochefoucauld, dont l’auteur résume et systématise la doctrine avec une pénétration et une force peu communes. A ses yeux, La Rochefoucauld est le psychologue de l’utilitarisme moderne ; Hobbes en est le sociologiste. Le philosophe anglais a transporté dans la science sociale la méthode des démonstrations géométriques. En faisant de l’état de guerre l’état primitif de l’humanité, il a pressenti la théorie darwinienne de « la lutte pour la vie » ; il a repris et développé la théorie épicurienne du contrat social que Rousseau lui-même prendra plus tard pour fondement de tout son système. Seulement, la nécessité d’un despotisme qu’il a déduite de ces principes ne semble pas à M. Guyau une conséquence nécessaire, et il loue Spinoza d’avoir sur ce point réformé l’utilitarisme dans un sens plus logique et plus libéral.

Il paraîtra peut-être étonnant que Spinoza soit mis au nombre des épicuriens. C’est que le spinozisme est, selon M. Guyau, plus vaste que les systèmes particuliers de l’épicurisme et du stoïcisme : c’est une immense synthèse qui les absorbe et les concilie tous deux dans son sein, c Ce panthéisme et spinozisme que je range sous Montaigne, disait Sainte-Beuve commentant Pascal, rejoint pourtant à certains égards le stoïcisme, qui commence la série opposée. Le cercle des systèmes est accompli. »

Telle est la thèse de M. Guyau dans son chapitre sur Spinoza. Hormis l’idée d’évolution ou de progrès, qui en est absente, l’Éthique lui paraît contenir toutes les idées fondamentales de l’utilitarisme contemporain, dominées et éclairées par les principes d’une métaphysique rationaliste. On sait en effet que le bien, pour Spinoza, c’est l’utile, mais que cela seul, selon lui, est utile à l’homme qui accroît sa puissance, sa science, son union avec ses semblables et avec la nature ou avec Dieu, c’est-à-dire au fond la sagesse et la vertu.

Comme Bentham et Stuart Mill, M. Guyau attribue une extrême importance à un penseur souvent dédaigné ou peu connu en France, Helvétius. Il fait ressortir le caractère paradoxal et pourtant logique de ses théories psychologiques et sociales, et il y voit la première ébauche de l’utilitarisme humanitaire qui devait se développer en morale et en politique non-seulement chez les penseurs français du xviii^ siècle, mais chez les philosophes anglais contemporains. Helvétius, en effet, qui applique à la législation les principes de l’épicurisme, marque le passage du point de vue de l’intérêt individuel à celui de l’intérêt social.

La conclusion générale de l’ouvrage, un peu sommaire peut-être, prépare l’appréciation de l’épicurisme en indiquant les progrès qu’il a accomplis ou essayés depuis Epicure jusqu’à nos jours. D’une part, le système est devenu plus cohérent et plus complet : ainsi il a renoncé, ce semble, pour toujours, à admettre la réalité du libre arbitre ; il ne voit plus dans le plaisir l’effet du repos, mais l’effet de l’activité et du mouvement ; il a développé de plus en plus en politique les thèses désormais populaires du contrat social et du progrès historique ; enfin, il est demeuré fidèle à son hostilité contre les idées religieuses. D’autre part, il a fait des efforts souvent impuissants pour s’élever au-dessus du principe de l’égoïsme pur jusqu’à la conception du désintéressement véritable. L’école anglaise paraît surtout avoir compris l’insuffisance de l’égoïsme : a-t-elle pu la combler sans sortir des limites où la circonscrivent les principes généraux du système utilitaire ? C’est une question à laquelle M. Guyau ne répond pas ou dont il réserve la réponse pour la seconde partie de son histoire de l’utilitarisme : la Morale anglaise contemporaine.

Un ouvrage qui réunit à un tel degré les qualités les plus diverses, à la fois savant, ingénieux et profond, ne méritait pas une moins longue analyse. Il fait honneur à la philosophie française contemporaine, et sa haute valeur ne sera pas sans doute moins appréciée à l’étranger que dans notre pays par tous ceux qui s’intéressent au progrès de la philosophie et de son histoire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Rate this review

error: Content is protected !!
fr_FRFrench
Retour en haut